11.06.2012

LA FRANCE DES CHEFS : PAUL BOCUSE


L'HOMME 


À Lyon, Monsieur Paul a son portrait dans toutes les bonnes maisons. Tel qu'en sa légende, il pose chez Colette Sibilla, la reine du cervelas pistaché, de la rosette et du tablier de sapeur. Il trône chez la Mère Richard, l'amie d'enfance, celle par qui le saint-marcellin affiné dans ses caves n'est plus isérois mais bel et bien lyonnais. Col bleu-blanc-rouge comme il sied à un humble Meilleur Ouvrier de France, toque en tour Eiffel et bras croisés, l'homme prend volontiers la pose devant l'objectif. Il dit lui-même se déguiser avant le service, sachant qu'il prend ainsi force d'icône. Il en vient à se confondre avec sa fresque, celle qui trône devant L 'Aubage de Collonges ou sur les quais de la Saône, en ville. Ne pas se laisser abuser pour autant. Ce ne sont là que portraits officiels d'un président en ses mairies. En vrai, le maître est ailleurs. Dans un avion entre Orlando et Paris par exemple, puisqu'il a ouvert un restaurant chez Disney. Ou en train de préparer les Bocuse d'Or, manifestation qui consacre chaque année un chef dans le monde, ce qui est une façon de le placer, lui, au-dessus de tous. Il peut être aussi en visite sur le chantier de sa dernière brasserie, Sa stratégie, depuis quelques années, est de prendre Lyon par tous les points cardinaux. Il yeut d'abord Le Nord, puis Le Sud. L'Est, grand établissement techno-californien, a été implanté dans l'ancienne gare des Brotteaux. L'Ouest s'achève. On y servira huit centS couverts par jour. On rencontre aussi Bocuse, le matin, dans la cuisine des Vavro. Il prend le temps d'un café chez son ami. Illustrateur et designer, ce Lyonnais d'origine slovaque est son metteur en image. C'est lui qui conçoit les décors ébouriffés de ses nouvelles brasseries. Là, il ne ne lésine pas sur les couleurs, les serveurs portent casques et micro et passent commande sur des ordinateurs. Moderne. Mais pas question, en revanche, de toucher à la maison-mère, celle de Collonges. C'est l'ancienne auberge de ses parents, il est né au deuxième étage. Les chandeliers à branches y sont posés sur des nappes blanches, l'argenterie étincelle, le groom est habillé en groom, pas en mannequin, et les commis astiquent tous les jours les cuivres. C'est le temps arrêté, la France tranquille. S'il reste un peu de temps, Monsieur Paul vous emmène ensuite visiter son exceptionnelle collection d'orgues et limonaires. Il pousse lui-même les boutons, ravi. Il aime que retentissent les flonflons de la fête foraine à deux pas des guinguettes de la Saône, dans un manoir aujourd'hui réservé aux noces et banquets, qUI appartint à sa famille, autrefois, et qu'il a tenu à racheter, fortune faite. Telle est la force de Bocuse, celle qui l'impose toujours, à soixante-dix-sept ans, comme le patron des chefs français. Entre l'assurance du patriarche agrippé à ses racines et le flair du trader. Bocuse, c'est le croisement improbable entre Gnafron et Disney.

LE PAYSAGE


Avant d'être une banlieue pour Lyonnais aisés, Collonges-aux-Monts-d'Or était un village. Église, mairie, marché, quelques rues de guingois et, tout en bas, la Saône. Pas de route, à l'époque, entre la plage et l'auberge, mais une plage en graviers. Et des mariniers, des guinguettes, des chasseurs qui laissent une perdrix et des grives, des pêcheurs, des marlous, des jeunes filles en fleur. Un monde qui va en barque ou à bicyclette, au mieux en 2 Cv. Un monde à la Renoir, dont les plus beaux instantanés sont des Déjeuner sur l'herbe. Bocuse a grandi là. Il revendique ce paysage du passé. Il a beaucoup voyagé depuis. Mais, de cercle en cercle, Collonges est resté le microcosme de la France qu'il aime. Hissé sur la pointe des pieds, il observe Lyon, la ville qui mange comme elle respire, il aperçoit les pentes du Charolais Oll paissent les boeufs; il imagine les moutons d'Auvergne et de Loire; les poulardes de Bresse aux pattes bleues, les carpes des Dombes, les écrevisses des ruisseaux de Haute-Loire, les vignobles du Beaujolais et ceux du Rhône. Par temps clair, il voit même d'ici le bleu du Jura ou les huîtres de Cancale. Pourquoi pas? Ils sont à portée de gourmandise. Et c'est ainsi que Bocuse est devenu l'apôtre de toutes les richesses culinaires de l'Hexagone. Il sait choisir, fidèle à ses amis, certains diront à sa bande. Avant que la mode ne soit au terroir, il a été le premier à rendre hommage à ses fournisseurs, volontiers cités sur sa cane. Bernachon, chocolatier à Lyon, devient ainsi l'un des plus célèbres chocolatiers de France, la Mère Richard prospère dans les Halles, et Duboeuf l'accompagne, chargé de vins, dans ses tournées mondiales.
C'est tout? Non, car Bocuse vit à l'époque du TGV et de l'avion. Du coup, de nouveaux cercles s'ajoutent à son univers intime. Il continue de militer pour une cuisine de saison et de marché, s'afflige de trouver des fraises en hiver et des châtaignes en été, mais ne s'interdit pas de cuisiner les nems. En Floride, il a inventé les hamburgers au foie gras et aux truffes. Il voyage et il note. Et l'on ne s'étonnera pas, en lisant la carte de L'Est, que le jambon Serrano voisine avec le foie gras du Gers, et que le guacamole fréquente le riz cantonnais aux gambas. C'est juste son monde qui grandit, son monde vu depuis Collonges.

LE STYLE

Qui fait la cuisine, Monsieur Paul, quand vous n'êtes pas là, ce qui doit arriver, vu que vous étiez hier en Suède et que vous serez demain à Tokyo? Le maître tient sa réponse au chaud: le même que quand je suis là. En l'occurrence, son second, Christian Bouvarel, trente ans de maison, lequel a succédé récemment à Roger Jaloux, qui a officié chez Bocuse trente-huit ans. Alfred, le maître d'hôtel, lui, est resté quarantecinq ans en salle. Quand on entre chez Bocuse, en général, c'est pour longtemps. Ce n'est donc pas par effet de style que toute la brigade, à l'entrée du restaurant de Collonges, s'active derrière une vitrine. Le patron croit à la force d'une équipe, plus qu'à la solitude inspirée du créateur. Il dit qu'Enzo Ferrari n'a jamais serré lui-même les boulons, ce qui ne l'a pas empêché de concevoir l'une des plus belles voitures du monde. Bocuse est artiste, mais au sens de la Renaissance, qui s'accommode du partage de l'atelier. Et quand il est là, ce qui arrive en fait plus souvent qu'on ne le dit, il mange en salle, avec ses clients. « Si les architectes habitaient les maisons qu'ils construisent, ça irait peut-être mieux. »


Sa cuisine recherche plus un état d'esprit que la performance. Il est l'un des derniers, à ce niveau, à pouvoir se permettre la belle sole au beurre blanc, la soupe de moules ou l'épaule de veau farcie aux truffes et au foie gras. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir aussi des classiques maison, comme la poularde en vessie ou la soupe VGE inventée spécialement pour l'ancien président de la République. Mais le plaisir reste dans la simplicité: « Une seule chose prévaut: ne jamais se livrer à une démonstration de cuisine. Nous sommes simplement des mendiants d'amitié.» Pari tenu: à Collonges se croisent des gourmets internationaux, des joueurs de football, des Japonais, des passionnés qui cassent leur tirelire, des représentants de commerce, des hommes politiques. Souvent, tout ce petit monde lie connaissance après le dessert, autour d'un café. Et là n'est pas la moindre des réussites d'un dîner chez Bocuse.

Par Jean-Louis André dans "La France des Chefs and leurs Recettes", Flammarion, Paris, 2003, p.27-33   Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.


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