12.14.2012

"LE VIN, COMME LE LIVRE, EST UN MOYEN DE RENCONTRE"



Le vin, c'est de la géographie liquide", se plaît à dire l'académicien Erik Orsenna. "C'est de la culture", rappelle de son côté Gérard Oberlé, bibliophile et écrivain, grand connaisseur des crus et des vignerons français. Quand ces deux personnages hauts en couleur, l'un breton, l'autre alsacien vivant dans le Morvan, évoquent le vin, c'est pour rappeler à quel point il s'ancre dans notre histoire et tisse notre civilisation.

Le vin et l'encre semblent liés depuis toujours. Qu'en est-il ? 

Gérard Oberlé : Le vin est une civilisation. Et cette universelle apothéose du vin, il la doit à lui-même, tant son pouvoir sur les esprits a suscité partout, depuis la nuit des temps, le verbe et la musique, inspiré les poètes et gonflé de lumière les pinceaux. La "Bibliothèque bachique" que j'ai publiée il y a quelques années montre la richesse de la littérature sur le vin, alors qu'elle ne devait être qu'un catalogue de vente publique d'une collection réunie par Kilian Fritsch, un amateur passionné de livres et de vins. J'ai aussi dispersé plus récemment une collection de plus de 8 000 livres constituée par un personnage merveilleux, Bernard Chwartz, un notaire de Toulouse.

Erik Orsenna : Mon seul pouvoir et mes clés, ce sont les mots. Mais je ne suis pas collectionneur de livres sur le vin, seulement de cartes géographiques. Le vin est pour moi inséparable de la géographie : j'adore me promener et aller voir d'où viennent les bouteilles. Je suis membre du Club des Cent et de l'Académie du vin de France, et nous faisons régulièrement des voyages d'étude. C'est ce que je préfère : avoir des explications sur le terroir.

Pour Roland Barthes, le vin est une "boisson-totem". Et pour vous ? 

G. O. : Je ne vais pas discuter sur les Mythologies de Barthes [Seuil, 1970], même si barthésien je fus, comme pas mal de garçons de ma génération, durant les années 1960 et 1970. Je suis natif d'Alsace, territoire bachique, et je vis depuis plus de trente ans au centre d'un triangle d'or entre Pouilly, Mâcon et Meursault. Le vin et les vignerons sont très présents dans ma vie, au même titre que les livres, les poètes, la musique, les chiens, les arbres et quelques autres "fondamentaux", si vous me permettez ce terme à la mode chez les bouffons de la politique.

E. O. : Comme le disait Antoine Blondin : "Le vin est l'occasion de verres de contact." C'est ainsi qu'il l'écrivait sur ses notes de frais pendant le Tour de France. Je ne me vois pas boire un bon vin seul, sinon seul au restaurant, c'est-à-dire avec des gens. Le vin, c'est forcément du lien.

Quels sont les auteurs d'aujourd'hui qui traitent encore du vin ? 

G. O. : Je ne connais pas tous les auteurs contemporains qui parlent du vin. Certains m'envoient leurs livres, comme Sébastien Lapaque, bel écrivain et remarquable buveur. J'ai beaucoup aimé Choses bues, de Jacques Dupont [Grasset, 2008]. Jean-Claude Pirotte occupe une place à part dans ce Parnasse.

E. O. : Je ne cherche pas spécialement les écrivains qui traitent exclusivement du vin. La littérature n'est pas un but en soi ; le livre est un moyen de passage. Comme le vin, c'est un moyen de rencontre et de découverte. Je ne suis pas dans l'exégèse. Mais j'adore les conseils. Quand je vais à Paimpol, je vais voir mon copain caviste, il est très bon. Le commentaire du vin fait partie du plaisir du vin, mais je ne suis pas dans la religion.

Comment les deux univers, vins et littérature, se nourrissent-ils ? 

G. O. : Déboucher un échézeaux d'Henri Jayer est aussi exaltant que d'ouvrir un livre d'heures des temps royaux. Quand mon ami Jean Carmet, un acteur né dans le vignoble de la Loire, me rendait visite, il disait vers 5 heures du soir : "Je vais faire un tour dans ta bibliothèque", en pointant un doigt vers le sol.

E. O. : Je me sentirais bien l'écrivain des grands vins blancs. Ils sont surprenants, on ne sait jamais ce qui va arriver. C'est comme une descente, j'adore. Ils ont une subtilité qui me ravit, du fruit, une profondeur, du minéral.

Quelle est la frontière entre l'ivresse et l'ivrognerie ? 

G. O. : L'ivresse est un état de grâce que l'on peut atteindre par le vin, mais aussi par la poésie, la musique, l'amour ou la folie mystique. L'ivrognerie est une habitude dangereuse, rarement plaisante pour les proches, et qui conduit à la destruction.

E. O. : Je ne sais pas ce qu'est l'ivresse, mais je sais ce que c'est de juste décoller, c'est-à-dire à la fois léviter et être plus centré, de manière étrange et contradictoire. Comme des antennes qui se sont développées... Comme pour le cigare : j'ai deux arrière-grands-parents cubains, et j'ai été élevé d'ailleurs avec le cigare plus qu'avec le vin. Je prends au maximum un cigare par semaine, et c'est alors une récompense. Le vin doit aussi être une récompense.

Que pensez-vous des vins à la mode ? 

G. O. : Je me fiche de savoir quels vins sont à la mode. Je ne suis pas un buveur d'étiquettes, et je n'aime pas les vins fabriqués par des chimistes.

E. O. : Moi non plus, je n'aime pas les vins à la mode, comme le rosé, par exemple. Je n'aime pas les indications trop fortes, comme : "C'est l'été, donc rosé." C'est comme l'idée hallucinante d'un "bordeaux léger". Je barre l'adjectif "léger" et je mets "inutile". Quand on boit, on boit. Il s'agit de vin tiède, c'est l'inverse de la vie. Il y a un club des gens des bordeaux légers, qui la jouent à la prudence, à la précaution.

Qu'appréciez-vous dans le goût du vin ?

G. O. : Lorsque je descends dans ma cave pour chercher un flacon, je sais lequel je vais prendre. Certains après-midi, je pense à mon pays natal, et mon âme réclame alors une dose de riesling. Un autre jour, parce que j'ai croisé dans ma bibliothèque un auteur franc-comtois, me vient une envie de jaune. Dans le goût du vin, je retrouve ainsi des souvenirs, des paysages, le visage grave ou souriant du vigneron. Disons que j'ai le vin littéraire. Son arôme, son goût me parlent avec des images, des musiques, des voix de personnes aimées, des conversations avec des vignerons défunts...

E. O. : Un des critères du vin, c'est aussi que le taux d'amitié monte. Il monte avec tel ou tel terroir, mais il monte aussi avec les années. Je n'achète malheureusement pas mon vin chez les vignerons. Je voyage tellement loin pour mes livres que je n'en ai pas le temps. Ce que j'aime aussi dans le vin, un peu comme pour la mer, c'est qu'il offre un contrechamp de la vie. Certains vins sont des accompagnements dédiés à telle ou telle personne.

Avez-vous une préférence pour les vins anciens ou plutôt jeunes ?

G. O. : N'étant ni pédophile ni gérontophile, je ne raffole pas des vins trop jeunes et pas du tout des vins très vieux. J'aime les vins à maturité, dans la force de l'âge. Qui rêve d'embrasser une momie ?

E. O. : Je n'aime ni les très jeunes ni les très vieux. Mais je suis touché lorsque le vin a tellement vieilli qu'il n'a plus d'alcool.

Qu'y a-t-il essentiellement dans vos caves ? 

G. O. : Ma cave est une histoire d'amitié. Elle est surtout composée de vins achetés à des amis vignerons, toujours les mêmes, depuis des années : Bourgogne, Alsace, Jura et Loire, peu de Gironde. J'aimerais avoir des vins italiens, espagnols, grecs.

E. O. : C'est très divers : des savennières aux bordeaux - j'aime bien Beychevelle en particulier, ce château porte le même nom que mon bateau - en passant par la Bourgogne. En ce moment, j'aime de plus en plus les côtes-du-rhône. J'aime bien la syrah, quand ça pète un peu. La longueur en bouche est importante pour moi. Je ne me laisse donc pas avoir par une attaque trop forte.

Buvez-vous du vin tous les jours ? 

G. O. : Non. Je ne bois qu'en fin de semaine. Si je buvais tous les jours, je ne pourrais plus travailler et mon médecin me chanterait Ramona !

E. O. : C'est surtout en bateau que je bois du vin tous les jours : je dois être content. Mais j'aime bien les périodes où il n'y a rien du tout et j'attends. Il y a des moments de chasteté, et j'attends d'avoir l'envie, que le coeur se remette à battre quand je monte l'escalier.

Quel est votre plus grand souvenir de bouteille ? 

G. O. : Une bouteille de château-grillet partagée avec Robert de Goulaine, un homme merveilleux, amateur de vins rares, un écrivain très raffiné qui était aussi viticulteur près de Nantes. Il nous a quittés il y a quelques années.

E. O. : J'ai goûté deux fois la romanée-conti et une fois la tâche 1961. Ce sont mes plus grands souvenirs. D'abord parce que c'était extrêmement long, incroyablement doux. De la douceur sans fadeur - certaines douceurs sont intenses. Ensuite, c'était une histoire racontée à mi-voix, sans forcer. Et quand je pensais que c'était fini, ça repartait. C'étaient des vins qui racontaient une histoire : on est avec les papilles comme si on prêtait l'oreille. On est dans la confidence. On baisse un peu l'abat-jour. Je préfère, de manière générale, les ciels voilés au grand beau temps.

Sur une île, quel livre et quelle bouteille emporteriez-vous ? 

G. O. : Un seul livre ? Une seule bouteille ? Jamais ! Je préfère attendre l'apocalypse entouré de quarante mille volumes avec une provision de quelques milliers de bouteilles en cave, deux mille favorites, trois mille favoris, un bouledogue français et une girafe apprivoisée.

E. O. : A l'Académie, je suis au fauteuil de Littré et de Pasteur. J'emporterais donc un Littré parce que j'adore les exemples. Et comme vin, ce serait une verticale de vingt ans de corton. Ainsi, j'aurais les mots, et j'apprendrais la différence des années.

Propos recueillis par Laure Gasparotto publié "Le Monde" 14 décembre 2012. Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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