L'Empereur empoisonné?
À quel mal a succombé Napoléon? Est-il mort d'un cancer, comme certains l'ont dit; d'un 'ulcère gasltrique', comme d'autres l'ont prétendu; d'une affection du foie; d'une nephrite ;d'une neurasthénie chronique? Car toutes ces hypothèses ont été tour á tour envisagées. N'a-t-on pas même fait courir le bruit qu'il avait été empoisonné? Et ne croyez pas que ce soient rumeurs vagues, propos en l'air, tels qu'il en circule au lendemain de la disparition, plus ou moins brusque, de oeux qui ont occupé la scène du monde et y ont tenu les premiers rôles: l'écho de ce bruit a été répercuté, par les personnages les plus graves, qui l'ont enregistré, l'ont discuté, l'ont pris,pendant un temps, au sérieux.
Le general Lamarque raconte qu'il a vu M. de Montholon, qu'il l'a interrogé à son retour de Sainte-Hélène,"On croyait generalement, ce sont ses propres termes, que Napoléon avait été empoisonné par le gouverneur de Sainte-Hélène ce sir Hudson Lowe qui commandait à Caprée lorsque je m'emparai de cette île ... J'ai vu M. de Montholon; selon lui, l'Empereur n'a pas été empoisonné, maiis bien assassiné [sic] par les mauvais traitements des Anglais, par l'influence du climat de Sainte-Hélène et par les aliments qu'on lui fournissait... Aujourd'hui, il paraît certain que l'Empereur a succombé sous le poids des chagrins, des dégoûts, des vexations sans nombre et des privations de tout genre qu'on lui a fait supporter"
L'Empereur assassiné?
Pour ce qui est de l'empoisonnement, c'est une hypothèse tellement fantaisiste que nous pourrions nous dispenser de l'examiner. À toutes les époques, on a cru qu'un grand homme ne pouvait mourir comme le vulgaire. À la mort de Richelieu, de Mazarin, de Louvois, de Mirabeau et nous pourrions poursuivre la litanie, on chuchota, on clama qu'un poison avait abrégé leur vie. Il fut une époque où ces tentatives criminelles étaient su répétés, que le vulgaire n'avait par tort à fait tort d'avoir une pareille hantise. Quand Napoléon mourut à Sainte-Hélène, on avait été imparfaitement renseigné en Europe sur la marche et le développement de la maladie qui l'avait conduit au tombeau; aussi la nouvelle causa-t-elle tout d'abord une prufonde stupéfaction L"idée d'une mort violente devait venir à l'esprit de oeux, et ils sont légion qui préfèrent, au théâtre de la vie, le dénouement le plus romanesque.
Que ne colportait-on dans les carrefours de la capitale? Le gouverneur de Sainte-Hélène avait eu, disait-on, avec l'Empereur une algarade des plus vives; il s'était comporté jusqu'à faire un geste menaçant; aussitôt une rixe s'était produite, au cours de laquelle l'empereur avait trouvé la mort. On disait encore que, sous le prétexte d'une promenade, sir Hudson Lowe avait conduit son prissonier au bord d'un abîme et l'y avait précipité. Ceux qui voulaient paraître mieux renseignés assuraient que l'empereur ayant franchi, par mégarde les limites imposées á ses promenades, avait été fusillé par une sentinelle.
Le gouvernement anglais avait toujours mis une sorte d'affectation à laisser entendre que l'illustre prisonnier jouisait d'une santé parfaite. Lorsque était survenue la nouvelle de la mort de l'Empereur, on n'avait pu croire que celle-ci fût la terminaison naturelle d'une maladie dont l'évolution avait été plutôt lente. L'opinion de L'empoisonnement fut donc longtemps admise. Cette version comptait un grand nombre de partisans. Le général Gourgaud, en analysant un jour le vin destiné au proscrit, n'y avait-il pas découvert de la litharge? L'attentat criminel était évident. Mais il y avait d'autres apparences.
Un empereur suicidaire
Quand fut connu le procès-verbal d'autopsie dans toute sa teneur, un passage du document avait particulièrement frappé; il y était question d'ulcérations et de ferforation de l'estomac; de matières noires, semblables à du marc de café, contenues dans ce organe. En fallait-il davantage pour que le public attribuât á un empoisonnement ces érosions, qui simulaient si bien les symptômes d'une intoxication par une substance corrosise?
Et si Napoléon lui-même avait précipité sa fin? Ce n'était pas la première fois, au surplus, qu'il aurait tenté de se suicider. En 1814, à Fontainebleau, il avait déjà fait une tentative qui n'avait pas abouti. Un an plus tard,et l'épisode est moins connu, le 29 juillet 1815, le docteur Héreau conte qu'avant de quitter la Malmaison. l'Empereur avait remis M ..."un petit flacon long, plat, uni et soigneusement bouché,contenant environ deux cuillerées d'une liqueur jaunâtre, très limpide. Il lui ordonna de la placer dans quelque partie de ses vêtements d'un usage journalieret qu'il pût facilement atteindre. Après l'avoir placé dans un petil sachet en peau, celui-ci l'attacha sous la patte qui boucle la bretelle du côté gauche. Les choses restèrent dans cet état jusqu'aux premiers jours du mois d'août; le 2 ou le 3 de ce mois, dans la matinée, l'Empereur étant encore à bord du 'Bellérophon', et connaissant la résolution prise par le ministre anglais de le faire conduire à Sainte-Hélène prévoyant dès lors, sans doute, le sort qui l'y attendait, parut avoir pris la résolution de s'y soustraire" Cette fois enncore la Providence en décidera autrement. Désormais, la resolution de l'Empereur est prise: "quelque affreux que puisse être l'avenir qu'on lui prépare, il boira la coupe jusqu'a la lie"
Ordonnances à outrance
Sans nous attarder à rédiger une observation clinique, qui trouvera mieux sa place dans un travail plus étendu, il nous suffira de rappeler que,jusqu'en 1817, Napoléon n'avait souffert que d'incommodités qui n'avaient pas eu de suites graves. Au mois de septembre de cette année 1817, on constatait, chez l'impérial malade, de l'cedéme du membre inférieur. Les médecins l'atribuèrent á'hydropisie.
Le 1er. octobre (1817), Napoléon se plaint d'une douleur sourde et d'une pesanteur dans l'hypocondre (région supérieure de l'abdomen) droit, immédiatement au-dessous des cartilages costaux; d'une sensation dans l'épaule droite, ressemblant plutôt à un engourdissement qu'à une souffrance véritable: il éprouvait comme un besoin d'appuyer ou de presser son côté contre un objet. À l'examen, le docteur O'Meara reconnait que le côté droit est plus dur que le gauche; qu'il Y a une tuméfaction sensible à la vie et douloureuse à la prression: il se prononce pour une affection du foie. Le docteur Stokoe attribue également le dérangement de la santé de l'Empereur à une hépatite.
Force médicaments sont prescrits: fondants, désobstruants de toute espéce, sans oublier le calomel, qu'on eut beaucoup de peine à faire accepter à l'auguste patient. Celui-ci avait beau le débattre, arguer de son invincible répugnance pour toutes sortes de remèdes et plus spécialement pour le mercure, il finissait par se rendre aux insistances des médecins. "Docteur, implorait-il, pas de drogues;je vous l'ai dit bien des fois, nous sommes une machine à vivre, nous sommes organisés pour cela; c'est notre nature. N'entravez pas la vie, laissez-la se défendre; elle fera mieux que vos médicaments." Et, dans une autre circonstaance: "Vos sales préparations ne sont bonnes à rien. La médecine est un recueil de prescriptions aveugles qui tuent le pauvre, réussissent quelquefois au riche et dont les résultats, pris en masse, sont bien plus funeste qu'utiles à l"humanité. Ne me parlez plus de ces belles choses;je ne suis pas un homme á potions" Il finissait par se résigner. Encore ces pilules, encore ce purgatif et puis ce cautére, et puis ce vésicatoire; et des potions el des irrigations et des bains! Les médicastres abusaient de leur toute-puissance. L'aigle aux fortes serres était sous le double joug d'une politique sans générosité et d'une médecine sans pitié.
L'historique clinique des fameux "maux d'estomac"
Le 25 juillet 1818, un ordre du gouverneur de Sainte-Hélène avait contraint O'Meara à quitter l'île, laissant Napoléon dans un assez triste état de santé. Le mal oontinuait ses progrés, les vertiges étaient plus fréquents, les élancements douloureux dans l'épaule presque continuels; la faiblesse était devenue extréme. Seuls les bains chauds prolongés soulageaient le malade. Celui-ci avait parfois recours à un moyen empirique qui lui procurait un soulagement passager: il se laissait couler sur un siège, saisissait sa cuisse gauche el la déchirait avec une sorte de volupté: les cicatrices d'anciennes blessures s'ouvraient, le sang jaillissait."Ce sont mes crises, mes époques, disait-il à son médecin ébahi; dès qu'elles arrivent, je suis sauvé". Puis la plaie se fermait et s'étanchait d'elle-même.
Ce phénomène datait du siège de Toulon où, devons-nous le rappeler, l'officier d'artillerie Bonaparte avait contracté la gale, en saisissant le refouloir d'un Canonnier qui en était atteint. L"éruption avait disparu, à la suite d'un traitement approprié; mais clle avait été remplacée par une suppuration, plus ou moins abondante, de la blessure qu'il avait reçue dans cette même circonstance: un coup de baïonnette l'avait frappé au-dessus du genou. Cet écoulement périodique était comme un émonctoire, une fontaine salutaire; tarissait-elle, les malaises réapparaissaient."Vous le voyez, disait Napoléon, la nature en fait tous les frais; dès qu'il y a du trop-plein, elle le rejette et l'équilibre se rétablit".
Mais l'amélioration ne devait être que une nouvellee crise. Un jour du mois d'août 1820, Napoléon resta couché sur son canapé, se plaignant de son coup de canif. C'est une douleur qu'il comparait à "l'incision que ferait un coup de canif, à une profondeur de deux pouces audessous du sein gauche". Voilà le premier signe, bien nettement caractéristique, d'une lésion de l'estomac. Un oeil clairvoyant pouvait prévoir la suite: aux vomissementl,d'abord glaireux, puis muqueux, aux matières filantes, piruiteuses allaient bientôt succéder des matiàres noirâtres, mêlées à des substances alimentaires mal digérées et à du sang noir granulé et putride. Ces hématémèses annonçaient ou le cancer ou l'ulcère. De laquelle de ces deux maladies a'agissait-il ?
Autopsie éclairante
Consultons une pièce dont la lecture est de nature à nous éclairer; feuilletons le "procès-verbal de l'ouverture de Napoléon" Nous ne retiendrons que les particularités qui pourront nous servir à asseoir une opinion sur la nature du mal auquel a succombé l'Empereur. "L'Empereur, nous dit Antommarchi, avait considérablement maigri ... il n'était pas en volume le quart de ce qu'il était auparavant". Dans le procès-verbal d'autopsie rédigé par les chirurgiens anglais, oeux-ci font au contraire ressortir la polysarcie, c'est-à-dire l'embonpoint exagéré: "La couche de tissu cellulaire qui recouvrait la poitrine vait un pouce d'épaisseur; celle de l'abdomen, un pouce et demi". Passons sur ces conradictions, sans grande importance d'ailleurs. Le coeur était recouvert d'une couche de graisse, de même que l'épiploon. C'est ce qui expliquerait comment, de son vivant, on percevait à peine les battements cardiaques. La contractilité de son coeur était si peu prononcé que la main, appliqué sur la poitrine, ne ressentait qu'un léger rémissement vibratoire. D'aprés l'aide-major Henry, le coeur de Napoleón était remarquablement petit. L'estomac paru d'abord n'avoir pas subi d'altération; mais, en l'examinant avec soin, on découvrit "sur la face antérieure, vers la petite courbure et à trois travers de doigt du pylore, un léger engorgement comme squirrheux" La surface supérieure de l'estomac adhérait, sur une grande étendue, à la concavité du lobe gauche du foie.
En ouvrant l'estomac, le long de sa garde courbure, il fut reconnu qu' "une partie de sa capacité était remplie par une quantité considérable de matières consistantes et mélées á beaucoup de glaires très épaisses d'une couleur analogue à celle du marc de café; elles répandaient une odeur âcre et infecte...Presque tout le reste de la surface interne de cet organe était occupé par un ulcère concéreux, qui avait son centre à la partie supérieure, le long de la petite courbure de l'estomac". Le foie, par son adhèrence, fermait ce trou.
La rate: et le foie durcis étaient volumineux et gorgés de sang; mais le tissu de ce dernier ne présentait aucune altération notable de structure. "Le foie, qui était affectt d'hepatite chronique, était uni intimement, par la face convexe, au diaphragme". Cette phrase extraite du rapport d'Antommarchi, nous paraît suffisamment significative. Le poumon gauche avait son lobe supérieur parsemé de tubercules et quelques petites excavations tuberculeuses.
Il y avait un épanchement peu notable dans le péricarde, ainsi que dans la plèvre costale gauche, On constata une légère adhérence entre celle-ci et la plèvre viscérale du même côté.
Le procés-verbal des médecins anglais ne diffère pas sensiblement de celui d'Antommarchi, dont nous venons de donner l'essenciel. Par ce fragment du "Rapport des Chirurgiens Anglais" paru dans Le Figaro du 21 mars 1891, le lecteur jugera: "En examinant l'estomac, on l'aperçut que ce viscère était le siège d'une grande maladie: de fortes adhérences liaient toute la surface supérieure, surtout vers l'extrémité du pylore,jusqu'à la surface du lobe gauche du foie. En séparant, on découvrit q'un ulcère pénétrait les enveloppes de l'estomac, à un pouce du pylore et qu'il était assez grand pour y passer le petite doigt. La surface intérieure de l'estomac, c'est-a-dire presque toute son étendue, représentait une masse d'affections cancéreuses ou de parties squirrheuses se changeant en cancer: c'est ce qu'on remarqua surtout près du pylore, etc."
Les documents sont suffisants pour nous autorizer à concluire: pour nous, il ne paraît pas douteux que le prisonnier de Sainte-Hélène a succcombé á un cancer de l'estomac, et non à une " affection gastrique bénigne, d'origine neurasthénique, ayant provoqué à la longue un ulcère perforé de l'estomac", comme l'a pensé un de nos confrères.
Hérédité et environnement, des facteurs indéniables
Qu'il y ait cu ou non prédispoeition héréditaire il importe peu de le rechercher, aujourd'hui surtout où la doctrine de l'hérédité cancéreuse est si fortement battue en brèche Napoléon avait,de très bonne heure, présenté des troubles gastriques; passée à l'état chronique, cette inflammation, de l'estomac, a-t-elle puêtre activée par les causes morales, le régime, le traitement qui lui ont été infligés? A couup sûr, si elles n'ont pas créé la lésion, toutes ces înfluences combinées ont dû contribuer à l'entretenir, à la développer. Qu'on juge quel bouleversement dut s'operer dans l'organisme de cet homme, habitué à commander et qui se voyait forcé d'obéir, lorsqu'on s'avisa de compter se pas, de poser ses pas, de peser ses aliments de mesurer son atmosphère; à lui, qui ne pouvait respirer à l'aise dans l'Europe, 'cette petitr misérable taupiniére'!
Le climat était malsain, le captif en a certainement souffert. Les affections du foie étaient endémiques à Sainte-Hélène: à l'autopsie, on a trouvé cet organe très congestionné. Il n'est pas douteux que Napoléon ait été affecté d'hépatite. Ainsi s'expliquent les douleurs qu'il a éprouvées, à maintes reprises, dans cette région, le teint subictérique, les irradiations dans l'épaule droite, etc.
Comme nous en causions un jour avec le professeur Gilbert, si versé dans l'étude des maladies du foie, il voulut bien nous faire connaître en ces termes son sentiment:"Napoleón, nous dit cet éminent maître, est un exemple, fameux entre tous, de cholémique. Fils d'une pendance de la cholémie familiale: c'est ainsi qu'il eut, entre vingt et trente ans, de profonds accès d'hypocondrie; il était, à certains moments, en proie à des crises dyspeptiques violentes; il avait du prurit, et le diagnostic de gale pourrait bien avoir été erroné; il était sujet aux somnolences; enfin, sa brachycardie (pouls lent permanent) trouverait ainsi une explication assez naturelle. Sans entrer dans la discussion de la maladie que l'emporta, sans insister sur divers arguments que nous pourrions tirer de la santé de ses frères, ou de leurs descendants, nous croyons avoir suffisament justifié le diagnostic rétrospectifnde cholémie simple familiale". Fermons la parenthèse et revenons à notre sujet.
On a pu être frappé, dans la relation sommaire que nous avons donnée de l'examen post mortem, d'une particularité qui ne nous avait pas échappé, lorsque nous avons étudié les causes de la mort du duc de Reichstadt. L'Aiglon, disions-nous, fils d'une mère lymphatique et d'un père tuberculeux, était fatalement voué á la bacillose. Pourquoi la tuberculose n'évolua-t-elle pas chez Napoléon? C'est que le terrain ne se prêtait pas la germination.
Comme nous le disait un jour le professeur Poncet, à qui nous soumettions nos doutes, Napoléon était un type d'arthritique tuberculeux,comme l'ont été Scarron, Calvin, Couthon, et tant d'autres dont le dossier pathologique serait à reviser.
Une ucronie médicale tentante...
Une demiète question nous a été poosée: pouvait-on guérir l'Empereur? S'il cût vecu de notte temps, aurait-on réussi à prolonger ses jours? Il est hors de doute que la thérapeutique dont on usa était, selon l'expression très juste du docteur Héreau, "affreusement incendiaire" C'aû; était la medecine, anglaise ou italiennc, de l'époque,"dans tout le luxe de leur impîtoyable droguerie, de la polypharmacie la plus rebutante".
Les médecins ont-ils, par ce moyen, prolongé son agonie? Il ne semble pas que la marche du mal en ait été ni activée ni retardée. Dans l'état actuel de nos connaissances, qu'aurait-on fait de plus,ou de moins? Les uns, les pusillanimes, auraient conseillé l'expectation, tout au plus un traitement palliatif; les autres, les audacieux, auraient peut-être réclamé une intervention chirurgicale, auraient demandé de procéder à l'extirpation de l'organe ulcèré. Mais cette intervention, à moins qu'elle n'eût été precoce, et alors que la diagnose (le diagnostic) était trop incertaine,n'aurait sans doute rpeussi qu'á précipiter le dénouement.
Dans "Histoire-Point de Vue Hors Série n. 2, directrice de la rédaction Colombe Pringle, Group Express Roularta, Paris. Dactylographié et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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