1.03.2019

AUX ORIGINES DE LA FRANC-MAÇONNERIE



La franc-maçonnerie qui, sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, a émergé du néant documentaire à la fin du XVIIIe siècle, s'est très tôt préoccupée, sinon de son histoire - au sens où nous pourrions comprendre ce mot de nos jours - du moins de son passé traditionnel. C'est principalement à ce souci que répondent les plus anciens de ses textes fondateurs.

Il ne faut cependant pas se méprendre sur leur nature, leur origine et leur propos. Avec les Anciens Devoirs (Old Charges), qui s'échelonnent de la fin du XIVe siècle au premier tiers du xviiie, c'est en effet dans un monde étrange et déroutant que nous pénétrons, un monde où se côtoient, au point de souvent se confondre, le mythe, la légende et l'histoire.

Il a existé au Moyen Âge - nous pouvons du moins en savoir quelque chose de substantiel à partir du XIIIe siècle environ - une Maçonnerie « opérative », c'est-à-dire liée au Métier de maçon lui-même, dont les célèbres « bâtisseurs de cathédrales » sont les plus fameux héros. Sur ces chantiers, principalement ecclésiastiques mais aussi consacrés aux grandes demeures seigneuriales ou royales, tout un peuple d'ouvriers vivait et s'administrait sous la houlette de leurs commanditaires, abbés, évêques ou grands dignitaires laïcs.

La vie professionnelle commençait alors très tôt : vers 8 ou 10 ans, parfois plus jeune. Le novice - qu'on nommait « apprenti » -, au sortir de l'enfance, était livré à l'entière domination du maître qui l'employait à sa guise pour lui inculquer les rudiments du métier. Puis, au bout de quelques années, à peine aguerri mais déjà familiarisé avec les pratiques du métier, venait pour lui le moment solennel où il allait enfin être « reçu » sur le chantier. En un temps où tout acte de la vie sociale devait être ritualisé et religieusement encadré, sa réception suivait un protocole strict dont les principaux points nous sont connus.

Certains soirs, un jeune était admis parmi les maîtres et les compagnons assemblés tout autour de la pièce. Dans l'espace central, on avait sans doute disposé quelques outils du Métier. À l'extrémité de la loge, un clerc tenait un parchemin et un livre des Évangiles.

On donnait alors lecture des Anciens Devoirs, c'est-à-dire de toutes les obligations morales et professionnelles auxquelles l'« apprenti entré » devait se plier, à commencer par une entière obéissance à son maître. Puis il jurait sur le livre saint, entre les mains de l'un des plus anciens parmi les présents. Sa vie avait changé : désormais il « appartenait au Métier ». Déjà, il pouvait rêver au jour, distant de quelques années, où il deviendrait un compagnon - c'est-àdire un ouvrier accompli et reconnu - et à celui, plus lointain encore et surtout plus incertain, où il pourrait peut-être épouser la fille d'un maître pour devenir maître à son tour...

Naissance des maçons « libres »

Mais, surtout, au coeur du Moyen Âge, les Anciens Devoirs, des textes écrits par des clercs - et non par les maçons eux-mêmes, illettrés pour la plupart -, assignaient déjà à l'art de bâtir des origines fabuleuses et mythiques. Ces manuscrits anglais, dont les plus vieux actuellement connus remontent à la fin du XIVe siècle et au début du XVe - manuscrit Regius, v. 1390; manuscrit Cooke,v. 1410-, rapportaient en effet une histoire du Métier peu soucieuse de chronologie et de vraisemblance, mais riche de sens, traçant le développement de la géométrie et de l'art des maçons depuis le Paradis terrestre, évoquant successivement et sans grand effort de cohérence la tour de Babel, le temple de Jérusalem, Pythagore et Euclide.

Pour les artisans du Moyen Âge, ces textes donnaient du sens à leur travail de chaque jour : c'était la preuve que, depuis des temps immémoriaux, ils collaboraient à l'oeuvre de Dieu. Cette insertion de la Maçonnerie « opérative » - c'est-à-dire celle des maçons qui travaillaient de leurs mains - dans un cadre fabuleux et mythique ne prenait évidemment tout son sens que dans la mentalité médiévale. Cette tradition allait cependant lui survivre.

Vers le XVI siècle, le déclin des chantiers religieux, notamment en Grande-Bretagne après la Réforme, entraîna de profondes modifications dans l'organisation du métier de maçon. Les grands chantiers se firent plus rares et les loges qui s'y tenaient disparurent. Mais dans le courant du XVII siècle, en Angleterre, des versions récentes des Anciens Devoirs circulaient encore. Et même s'il y a fort à parier que les maçons opératifs n'en faisaient plus usage, elles continuaient à transmettre la fabuleuse histoire des maçons. Dans des circonstances encore imparfaitement élucidées, des hommes qui ne construisaient plus d'édifices matériels et se nommaient les « francs-maçons » - c'est-à-dire les « maçons libres » - empruntèrent ces récits pour les appliquer à de nouveaux desseins, fondant ainsi la franc-maçonnerie « spéculative ».

Lorsque la première Grande Loge ayant jamais existé fit son apparition, à Londres le 24 juin 1717, l'innovation est de taille. Jamais, en effet, les loges opératives médiévales, dispersées, isolées, seulement unies par de vagues traditions et quelques usages, n'avaient reconnu d'autorité centrale unique, encore moins de Grand Maître et de Grands Officiers couverts d'honneurs.

Et, du reste, elles n'existaient plus depuis longtemps ! Que s'était-il produit au juste? Quatre loges « et quelques frères anciens » s'étaient assemblés dans une humble taverne de Londres, L'Oie et le Gril, dans le quartier Saint-Paul, et avaient décidé de se constituer en Grande Loge. L'un des plus anciens maîtres présents, Anthony Sayer, fut élu Grand Maître et l'on décida de se réunir à nouveau l'année suivante. Ce fut presque un non-evénement...

Une légende de fondation

En 1719, deux ans après la fondation bien modeste de la Grande Loge, un nouveau Grand Maître est élu, mais il n'a plus rien à voir avec le très discret Anthony Sayer : c'est Jean-Théophile Désaguliers (1683-1744), fils d'un pasteur rochelais émigré en Angleterre lors de la révocation de l'Édit de Nantes.

Élevé à Londres, éduqué à Oxford, brillant sujet devenu ministre de l'Église d'Angleterre, le révérend Désaguliers s'impose aussi comme un spécialiste de la philosophie naturelle - c'est-à-dire de physique newtonienne. Il est même l'un des collaborateurs les plus proches de Newton à la Royal Society, dont le grand savant est alors le président et Désaguliers le « curateur aux expériences ». À sa suite, une déferlante d'aristocrates proches de la nouvelle dynastie hanovrienne et de membres de la Royal Society envahit alors la Grande Loge, lui fournissant désormais tous ses cadres et surtout ses Grands Maîtres. En peu d'années, sa sociologie est transformée : le modèle intellectuel des free-masons l'emporte définitivement sur le modèle communautaire et corporatif des simples artisans.

Un autre destin s'ouvre alors pour la franc-maçonnerie. Il ne reste à la jeune Grande Loge, soucieuse d'asseoir son autorité et de fonder sa légitimité, qu'à se doter d'une légende de fondation. Ce sera chose faite en 1723, grâce à un autre ecclésiastique, un presbytérien écossais choisi par Désaguliers : le pasteur James Anderson (1678-1739), qui rédigera le 'Livre des Constitutions', texte « refondateur », si l'on peut dire, reprenant notamment les bases mythiques des Anciens Devoirs en les enrichissant de développements nouveaux, au profit de la Grande Loge désormais pourvue d'une histoire « immémoriale ». La Maçonnerie opérative a vécu, mais sa légende demeure intacte. Et du reste, elle vit encore.

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1. Le Manuscrit Regius et les « Anciens Devoirs »

Datant d'environ 1390, le manuscrit Regius est le plus ancien écrit connu qui présente des données mythiques si ce n'est symboliques sur la Maçonnerie opérative, traditionnellement rattachée aux « bâtisseurs de cathédrales ». Ainsi titré parce qu'il a appartenu à la bibliothèque du roi d'Angleterre, cet ouvrage anonyme constitue en fait la charte fondatrice de la vieille confrérie des maçons anglais. Initialement écrit en latin et en vers, il en détaille les principes éthiques, de savoir-vivre et de fonctionnement, rassemblés en « quinze articles et quinze points » censés avoir été établis depuis le roi saxon Athelstan (925-939). Le Regius appartient de ce fait aux « Anciens Devoirs » ou « Anciennes Constitutions »  (Old Charges), terme générique sous lequel on rassemble toute une classe de textes comparables qui courent du XVe au XVIIIe siècle.

Véritable code professionnel et moral, le manuscrit Regius réglemente par exemple le statut et les conditions de travail, d'embauche ou de rémunération des tailleurs de pierre médiévaux; surtout, il témoigne déjà de certains usages et valeurs conservés par l'Ordre maçonnique au cours des âges : la fraternité et l'entraide (« mon cher frère »), la compétence et l'élitisme du mérite, la quête de la vertu et la transmission du savoir sur une base à la fois égalitaire et hiérarchique organisée en trois niveaux (« apprenti », « compagnon » et « maître »). Comme le montre ici la prière au « Dieu tout-puissant », à « sa mère la radieuse Marie » et aux « quatre martyrs » saints patrons du Métier de maçon, la religion catholique tient toute sa place dans cet univers. Rien d'étonnant à cela, car elle imprégnait alors la vie quotidienne, a fortiori cèlle d'une corporation dont l'Église était le principal donneur d'ordre, les clercs des interlocuteurs quotidiens, et les formes religieuses, la « matière première » au même titre que la pierre.

Un mythe fondateur

Point capital, le Regius est le premier texte à offrir une « histoire » de la Maçonnerie tissée de plusieurs récits légendaires, propres à la vision du monde de ces ouvriers et de leurs aumôniers. En insistant sur l'origine prestigieuse de leurs ancêtres, « tous nés de nobles dames », il entend montrer l'illustre ascendance de la Fraternité; n'est-elle pas censée « anoblir » ses membres, en les rendait frères et égaux par la quête partagée de l'excellence professionnelle, intellectuelle, morale et spirituelle ? Véritable mythe fondateur, cette geste collective s'ouvre en outre sur une figure du plus haut intérêt : Euclide d'Alexandrie (IIIe siècle av. J.-C.), le codificateur grec de la géométrie plane. Avec ce père de la « reine des sciences », c'est la référence au monde grec et surtout à l'Antiquité égyptienne - vue comme la mère de tous les mystères - qui s'impose. Par la suite, les versions de la Maçonnerie renforceront leur revendication d'un tel héritage, gage d'une vénérable légitimité.

L'accent du Regius sur les « sept sciences » qui permettent de « gagner le Ciel » - grammaire, dialectique, rhétorique, musique, etc. - est de même lourd de conséquences. Car si les « sept arts libéraux » forment la base de l'éducation et de la culture de l'homme libre au Moyen Âge, ils contiennent surtout un riche potentiel symbolique que déploieront certains courants de la Fraternité.

À côté de cette féconde veine antique, le Regius se rattache enfin au patrimoine biblique (Noé, la tour de Babel) et ouvre de ce fait la porte à toutes les spéculations sur l'Écriture sainte. Y compris, à long terme, à celles de l'ésotérisme juif, la Kabbale.
(Éric Vinson)

2. « Comment Naquit le Métier de la Maçonnerie... »

Ici commencent les statuts de l'art de Géométrie selon Euclide.

1. Quiconque se donnera la peine de chercher et de lire trouvera dans un vieux livre l'histoire de grands seigneurs et dames qui avaient beaucoup d'enfants, et n'avaient pas de revenus pour les entretenir [...]. Ils tinrent ensemble conseil par amour pour eux afin de voir comment leur descendance pourrait mener sa vie confortablement, sans souci ni lutte. Ils envoyèrent alors chercher de grands clercs pour leur enseigner de bons métiers. [...]

Grâce à la bonne géométrie, c'est ainsi que cet honnête Métier de bonne Maçonnerie fut [...] créée par ces clercs assemblés. [...] Celui qui était le plus doué, honnête et appliqué avait droit à plus d'égards que ses compagnons. Le nom de ce grand clerc était Euclide, et sa renommée se répandait fort loin. Il ordonna que celui qui était plus avancé devait enseigner celui qui l'était moins pour être parfait en cet art honnête. Ainsi, ils devaient s'instruire l'un l'autre et s'aimer tous comme frères et soeurs.

Il ordonna encore que le plus avancé soit appelé « Maître » afin de l'honorer particulièrement. Mais les maçons ne doivent jamais s'appeler entre eux ni sujet ni serviteur, mais « mon cher frère », même si ce dernier est moins parfait qu'un autre. Chacun appellera les autres « compagnons » par amitié, car ils sont tous nés de nobles dames. Voilà comment naquit le Métier de la Maçonnerie par la bonne science de géométrie. Le clerc Euclide fonda ainsi ce Métier de géométrie au pays d'Égypte, l'enseigna dans tout le pays et dans divers autres de tous côtés.

59. De nombreuses années passèrent je crois avant que ce Métier n'arrive dans notre pays, en Angleterre, au temps du bon Roi Athelstan. [... ] Ce bon seigneur aimait beaucoup ce Métier et voulut le consolider dans toutes ses parties à cause de divers défauts qu'il y avait trouvés. Par tout le pays, il convoqua tous les maçons du Métier à venir vers lui sans délai pour amender si possible tous ces défauts par bon conseil. Il réunit alors une assemblée de seigneurs de divers rangs [...] avec les grands bourgeois de la ville. Ils étaient tous là, chacun à son rang, siégeant ensemble pour établir le statut de ces maçons. Ils s'ingénièrent à trouver comment ils pourraient gouverner le Métier.

Leurs recherches produisirent quinze articles et quinze points. [...] Prions maintenant Dieu Tout-Puissant et sa mère la radieuse Marie de nous aider à garder ces articles et ces points tous ensemble, comme le firent ces quatre saints martyrs qui dans ce Métier furent toujours tenus en grand honneur.

503. Ils étaient aussi bons maçons qu'on puisse en voir sur la terre, et aussi sculpteurs et imagiers : c'étaient des ouvriers d'élite [...].

535. Écoutez maintenant ce que j'ai lu. Bien après que le déluge de Noé eut déferlé à grand effroi, la tour de Babel fut commencée : le plus gros ouvrage de chaux et de pierre que jamais homme ait pu voir. [...] Bien des années plus tard, le bon clerc Euclide enseigna le Métier de géométrie par toute la terre, tout comme une multitude d'autres métiers. Par la céleste grâce du Christ, il fonda les sept sciences. Grammatica est, ma foi, la première ; Dialectica, Dieu me bénisse, est la seconde ; Rhetorica sans conteste la troisième ; Musica, je vous le dis, la quatrième ; Astronomia, par ma barbe, est la cinquième; Arsmetica [arithmétique], la sixième, sans aucun doute ; Geometria, la septième, clôt la liste, car elle est humble et courtoise. En vérité, Grammaire est la racine, chacun s'instruit par le livre, mais la Science la dépasse comme le fruit de l'arbre vaut plus que la racine. La Rhétorique mesure un langage soigné, et la Musique est un chant suave. L'Astronomie dénombre, mon cher frère. L'Arithmétique démontre qu'une chose est égale à une autre. La Géométrie est la septième science, qui distingue le vrai du faux.

576. Ce sont là les sept sciences : qui s'en sert bien peut gagner le Ciel.

(MANUSCRIT REGIUS (VERS 1390), TRAD. E. MAZET, EXTRAIT DU CAHIER LA FRANC-MAÇONNERIE: DOCUMENTS FONDATEURS, © ÉDITIONS DE l'HERNE, 1992, 2007.)

3. Le Manuscrit Cooke

Apeine plus récent que le Regius, voici le manuscrit Cooke, lui aussi relique irremplaçable de la préhistoire de la franc-maçonnerie. Portant le nom de son premier éditeur au XIXe siècle, il date des années 1400-1410 et offre avec son devancier le seul témoignage consistant des us et coutumes des maçons d'Angleterre au Moyen Âge. Rédigées probablement par un clerc du Sud-Ouest de la Grande-Bretagne, ses 960 lignes de prose latine contiennent peu ou prou les mêmes données réglementaires, éthiques et religieuses que le Regius, liées là encore à une histoire mythique du Métier.

Agencées selon une logique similaire, qui les rattache à d'antiques personnages prestigieux, et par eux à la grande histoire du monde telle qu'on la concevait alors, ces dispositions n'en prennent que plus de force. Dans sa partie « organisationnelle », le Cooke mentionne déjà la « loge » comme cadre spécifique de la vie maçonnique, le « secret » des délibérations qui s'y déroulent et l'existence d'un « surveillant » pour assister le maître.

Il n'évoque pourtant pas le serment des membres, contrairement au quatorzième point du Regius, qui laissait ainsi envisager dans la Fraternité l'existence d'une cérémonie de réception dont nous ne savons rien par ailleurs.

La tradition antédiluvienne

Pour autant, le Cooke complète significativement - non sans quelques aberrations historiques ou logiques propres à l'esprit du temps - les apports symboliques et mythiques du Regius, en particulier son volet biblique. Il raconte en effet comment les descendants directs d'Adam, Jabel et Jubal (Yabal et Yubal pour la Bible de Jérusalem, Gn, IV, 17), furent les premiers maçons et géomètres, soit les fondateurs en quelque sorte de tous les savoirs humains.

Présenté comme l'ancêtre des forgerons, Tubalcaïn est aussi cité, ce dont se souviendront des versions ultérieures de l'Ordre maçonnique. Plus parlante encore, l'évocation des deux colonnes, l'une en marbre, l'autre en lacerus, c'est-à-dire en brique, sur lesquelles ces précurseurs auraient noté les sept sciences libérales afin de les préserver du Déluge, qu'il soit de feu ou d'eau. Déjà présent chez l'historien juif romanisé Flavius Josèphe (v. 37-100 apr. J.-C.), ce motif antique sera repris par des courants de l'ésotérisme occidental, à qui il permettait de se dire héritiers de la « tradition antédiluvienne » via des médiations variées. En l'occurrence, ce manuscrit évoque celles - bientôt incontournables - d'Hermès, figure humano-divine du philosophe et de l'alchimiste, et des grands mathématiciens grecs Pythagore et Euclide, notés « Pictagoras » et « Euclet » par transcription hasardeuse d'une transmission orale. Plus, un lien analogique pourra désormais être établi entre ces deux colonnes « antédiluviennes » et celles du temple de Salomon, que la Bible attribue à maître Hiram, ici nommé le « fils du roi de Tyr ». Le Cooke est ainsi le premier document maçonnique à se référer à cette scène, ô combien fondatrice, de l'édification d'une « maison pour l'Éternel » à Jérusalem par l'héritier du roi David et son maître ouvrier. De quoi lancer l'une des thématiques-clés pour l'avenir de la confrérie. De quoi attester surtout l'articulation très précoce, en son sein, d'aspects professionnels, moraux, symboliques et spirituels. La preuve que l'ancienne « Maçonnerie opérative* » et ce qui deviendra au XVIIIe siècle la « franc-maçonnerie spéculative » entretiennent un rapport, au moins analogique, à défaut d'une claire continuité organisationnelle.
(Éric Vinson)

4. « Salomon Lui-Même Leur Enseigna Leurs Coutumes »

[Bien des docteurs] disent que la Maçonnerie est l'élément principal de la géométrie, car elle fut la première à être inventée comme le dit la Bible au premier livre, celui de la Genèse, chapitre 4. [...] La descendance directe d'Adam comprenait un homme appelé Lamech, [...] qui eut deux fils, l'un appelé Jabel et l'autre Jubal. L'aîné Jabel fut le premier à inventer la géométrie et la Maçonnerie. Et il construisit des maisons et son nom se trouve dans la Bible [...]. Il fut le maître maçon de Caïn et chef de tous ses travaux quand il construisit la cité de Hénoch, qui fut la première cité à être jamais construite. [...]

Et son frère Jubal ou Tubal fut l'inventeur de la musique, [...] qu'il inventa en écoutant le rythme des marteaux de son frère, qui était Tubal-Caïn. [...] Vous devez savoir que son fils Tubal-Caïn fut l'inventeur de l'art du forgeron et des autres arts des métaux. [...] Or ces trois frères et soeurs apprirent que Dieu voulait se venger du péché par le feu ou par l'eau et ils s'efforcèrent de sauver les sciences qu'ils avaient inventées. [...] Ainsi imaginèrent-ils d'écrire toutes les sciences qu'ils avaient inventées sur deux pierres : au cas où Dieu se vengerait par le feu, le marbre ne brûlerait pas, et s'il choisissait l'eau, l'autre pierre ne coulerait pas. Ils demandèrent à leur frère aîné Jabel de faire deux piliers de ces deux pierres à savoir de marbre et de lacerus et d'inscrire sur ces deux piliers toutes les sciences et techniques qu'ils avaient inventées. Il fit ainsi et acheva tout avant le Déluge. [...] Certains disent qu'ils gravèrent les sept sciences sur les pierres, sachant qu'allait venir un châtiment. [...] Et bien des années après ce Déluge, on trouva les deux piliers et [...] un grand clerc du nom de Pictagoras trouva l'un et Hermès, le philosophe, trouva l'autre. Et ils se mirent à enseigner les sciences qu'ils y trouvèrent inscrites. [...] C'est de cette manière que l'art de la Maçonnerie fut pour la première fois présenté comme science, avec des instructions. Les aînés qui nous précédèrent parmi les maçons firent mettre ces instructions par écrit : nous les possédons maintenant parmi nos propres instructions dans le récit d'Euclide (...)

Tout le temps que les enfants d'Israël habitèrent en Égypte, ils apprirent l'art de la Maçonnerie. Après qu'ils furent chassés d'Égypte, ils arrivèrent en terre promise qui s'appelle maintenant Jérusalem. L'art y fut exercé et les instructions observées, ainsi que le prouve la construction du temple de Salomon, que commença le roi David. Le roi David aimait bien les maçons et leur donna des instructions fort proches de ce qu'elles sont aujourd'hui. À la construction du Temple au temps de Salomon, comme il est dit dans la Bible au premier livre des Rois chapitre cinq, Salomon avait quatre-vingt mille maçons sur son chantier et le fils du roi de Tyr était son maître maçon. Il est dit chez d'autres chroniqueurs et en de vieux livres de Maçonnerie que Salomon confirma les instructions que David son père avait données aux maçons. Et Salomon lui-même leur enseigna leurs coutumes, peu différentes de celles en usage aujourd'hui. Et dès lors cette noble science fut portée en France et en bien d'autres régions. [...]

Après bien des années, au temps du roi Athelstan qui fut jadis roi d'Angleterre, [...] pour redresser de graves défauts trouvés chez les maçons, ils fixèrent une certaine règle entre eux. Chaque année ou tous les trois ans, comme le jugeraient nécessaire le roi et les grands seigneurs du pays et toute la communauté, des assemblées de maîtres maçons et compagnons seraient convoquées de province en province et de région en région par les maîtres. À ces congrégations, les futurs maîtres seraient examinés sur les articles ci-après et mis à l'épreuve en ce qui concerne leurs capacités et connaissances, pour le plus grand bien des seigneurs qu'ils servent et le plus grand renom de l'art en question. En outre, ils recevront comme instruction de disposer avec honnêteté et loyauté des biens de leurs seigneurs.

(MANUSCRIT COOKE (VERS 1400-1410), IN ROGER RICHARD, DICTIONNAIRE MAÇONNIQUE, © DERVY, 1999.)

5. Le Manuscrit Grand Lodge n° 1

Conservé par la Grande Loge unie d'Angleterre, ce manuscrit lui doit son nom. Daté de Noël 1583, il est le troisième plus ancien des Old Charges après les manuscrits Regius et Cooke; et surtout le plus vieux de ceux postérieurs à la Réforme, période des plus décisives en Grande-Bretagne. Certains experts y voient donc un tournant dans l'histoire des Anciens Devoirs et de la Maçonnerie.

Jusque-là en effet, les Old Charges présentaient la même structure en deux parties, précédées d'une prière : une histoire mythique du Métier et un volet prescriptif qui exposait les fameux Devoirs. Or si le Grand Lodge présente lui aussi un récit des origines issu d'un remaniement du texte médiéval aujourd'hui perdu qui est à l'origine également du Cooke, il repense complètement la présentation des obligations.

Désormais, ces dernières ne sont plus réparties en divers « articles » et « points », mais en « devoirs généraux » (plutôt moraux) et « particuliers » (plutôt professionnels), même si ces écrits mêlent toujours un peu les deux plans. Pour l'essentiel, à savoir les principes, la continuité est néanmoins de mise : professionnalisme, égalité, fraternité, moralité, confidentialité, piété... Sur fond de nomadisme propre à un artisanat encore partiellement itinérant, un certain cosmopolitisme s'affirme plus clairement.

La confrérie n'existe-telle pas partout, depuis toujours et à jamais ? Surtout, ce texte est le premier à revendiquer sa propre lecture ou récitation (vestige de la vieille oralité) durant la réception d'un nouveau frère. Avec lui se révèle ainsi une dimension non seulement solennelle, mais clairement rituelle, attestée par le latin de la phrase qui marque la prestation de serment sur la Bible. Un aspect peut-être déjà présent à l'époque du Regius et du Cooke, mais qui n'était pas encore explicite...

Le maître bâtisseur

Quant au mythe fondateur, il reprend les mêmes données que les manuscrits médiévaux ; on note simplement la disparition de l'érudition monastique qui s'y étalait souvent maladroitement, et un effort pour éliminer des références obsolètes et autres invraisemblances.

Le Grand Lodge évoque ainsi la redécouverte par Hermès d'une seule des deux « colonnes de la connaissance » prévues pour résister au Déluge, puisque celle de brique a forcément été détruite par l'inondation... Mais en dehors de la disparition de Pythagore et de la moitié du corpus antédiluvien, tout est bien là : les arts libéraux, l'éloge de la géométrie, la trame biblique et ce cher Euclide (« Ewcled »), toujours disciple d'Abraham malgré les millénaires qui les séparent ! Également au rendezvous, le bon roi Athelstan, mais cette fois avec la grande assemblée fondatrice de la ville d'York, mentionnée là pour la première fois. Point troublant : si le maître bâtisseur du temple de Jérusalem est à nouveau signalé ici comme « le fils d'Iram, roi de Tyr », il est cette fois appelé Aynone. Un nom étrange, parfois noté Aynon, Aymon, Amon, voire Anyone (« Quelqu'un » en anglais) ou A Man (« Un Homme ») dans les Old Charges postérieures, jusqu'à ce que Hiram s'impose dans les années 1720-1730. Ce nom-clé demeure une énigme, tout comme celui de Naymus Graecus, personnage censé avoir transmis la Maçonnerie de Palestine vers l'Europe. Ces deux patronymes ont-ils un lien? Renvoient-ils au dieu suprême égyptien Amon (litt.« Le Caché »), au mot hébreu amon (« constructeur, artisan »), à la légende médiévale des Quatre Fils Aymon (dont les maçons ne sont pas absents) ? Ou à Amen, l'un des noms du Christ selon la tradition? Mystère.
((Éric Vinson)

Par Roger Dachez dans "Le Point- Hors-Série n.24", France,septembre-october 2009 pp.10-18.  Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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