1.20.2012

LA BOUCHERIE



Autrefois, le privilège de vendre la viande dite de boucherie comprenait aussi celle du porc; mais quelques rôtisseurs et quelques aubergistes s’étant avisés de vendre du porc cuit et des saucisses, on leur donna le nom de charcutier venant de chair cuite, et s’étant institués en communauté, les bouchers leur cédèrent cette branche de leur commerce. L’institution de la boucherie, et par conséquent des bouchers, remonte à la plus haute antiquité: dès qu’on put faire de la viande du bétail une alimentation constante et régulière, on forma des établissements, appelés étaux ou boucheries, pour vendre au public de la viande fraîche et aussi pour servir d’abattoirs avant que des établissements de ce dernier genre fussent fondés.
Les Romains avaient leurs abattoirs nommés 'lanionia' et leurs étaux ou boucheries nommés 'macella'; ces établissements furent d’abord épars dans différents quartiers, puis ils finirent par se réunir en société, et on leur affecta un quartier tout entier qui prit la dénomination de 'macellum magnum' après qu’on y eut transporté aussi les marchés où se vendaient les autres substances comestibles. L’accroissement de la population romaine nécessita bientôt la construction de deux grandes boucheries qui, par leur magnificence, ne le cédaient en rien aux bains, aux cirques, aux amphithéâtres, etc. Les Romains avaient aussi une police spécialement affectée à l’examen des viandes fraîches qui entraient au marché, cette police empêchait les marchands, sous peine d’une forte amende, de vendre de la viande qui eût été tuée depuis plus de quarante huit heures en hiver et de vingt quatre heures en été. Dès les premiers temps de l’histoire de France, nous retrouvons à Paris des boucheries établies sur le modèle de celles des Romains. La corporation des bouchers existait déjà sous la haute surveillance d’un chef nommé par eux; ce chef devait vider tous les différends qui pouvaient exister dans la corporation et ne relevait que du prévôt de Paris, en ce qui concernait le métier et l’administration des biens de ses sociétaires. La possession de ces biens était commune à tous les membres, à l’exclusion des filles, et les familles qui ne laissaient pas d’héritiers mâles cessant d’appartenir à la communauté, celle-ci profitait des héritages. Il n’y eut pendant longtemps qu’une seule boucherie à Paris, dont la tour Saint-Jacques-la-Boucherie seule nous indique aujourd’hui l’emplacement; puis on en institua une seconde: la boucherie du Parvis; mais elle fut abandonnée, en 1122, par Philippe-Auguste à l’évêque de Paris; enfin les Templiers, sur une charte de Philippe le Hardi, établirent aussi une boucherie dans le voisinage de leur maison; la vieille corporation et la grande boucherie gardèrent leurs antiques usages et conservèrent seules le privilège de délivrer des patentes à ceux qui voulaient ouvrir d’autres étaux.  Par une ordonnance de Charles VI, datée de 1481, tout boucher qui se faisait recevoir maître à Paris était obligé de donner un aboivrement et un past, c’est-à-dire un déjeuner et un festin. Or, pour l’aboivrement, le nouveau maître devait au chef de la communauté un cierge de 750 grammes et un gâteau pétri aux oeufs; à la femme de celui-ci, quatre pièces de viande à prendre dans chaque plat; au prévôt de Paris, un demilitre de vin et quatre gâteaux; au voyer de Paris, au prévôt du Fort-L’Evêque, aux célerier et concierge du Parlement, un quart de litre de vin pour chacun et deux gâteaux. Pour le past ou festin, il devait au chef de la communauté: un cierge de 500 grammes, une bougie roulée, deux pains, un demi-chapon et 15 kilos ½ de viande; à la femme du chef, douze pains, un litre de vin et quatre pièces à prendre dans chaque plat; au prévôt, un demi-litre de vin, quatre gâteaux, un chapon et 30 kilos ½ de viande, tant en porc qu’en boeuf (car à cette époque les bouchers vendaient encore la viande de porc, ce ne fut qu’au XVIe siècle que les charcutiers s’emparèrent de cette vente); enfin, au voyer de Paris, au prévôt du Fortl’Evêque, au célerier et au concierge du Parlement, un demi-chapon pour chacun, deux gâteaux et 15 kilos ½ de viande de boeuf, plus 60 grammes de porc. Les différentes personnes qui avaient droit à ces rétributions étaient obligées, quand elles les envoyaient prendre, de payer un ou deux deniers au ménétrier qui jouait des instruments dans la salle. Cela n’était pas cher se nourrir. Quelques bouchers devenus riches, ayant mis des locataires dans leurs étaux à des prix exagérés, le Parlement décida qu’un conseiller de la cour présiderait chaque année à leur adjudication. Puis enfin, Henri III, par lettres patentes du mois de février 1587, réunit en une seule et unique communauté tous les bouchers de la ville, qu’il érigea en corps de métier juré et leur donna des statuts. La révolution de 1789, époque à laquelle il y avait environ à Paris 310 boucheries, vint apporter un grand trouble dans ce corps de métier; la perturbation étant générale, une foule de gens se mirent à vendre de la viande de boucherie fraîche ou non, partout où ils se trouvaient et jusque dans les caves, et il en résulta les abus les plus pernicieux pour la santé publique; enfin le désordre et le gaspillage devinrent tels que l’autorité se vit obligée de prendre des mesures pour réprimer cet état de choses.  Un arrêté du 9 germinal an VIII porta que «nul ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police»; puis le 8 vendémiaire an XI, un décret rétablit en corporation la boucherie parisienne, institua un syndicat, et exigea de tout boucher, indépendamment de l’autorisation du préfet de police, le versement d’un cautionnement qui variait de 1 000, 2 000, à 3 000 francs, selon l’importance des établissements. Le décret impérial du 8 février 1811 fut plus restrictif encore: il réduisit à trois cents le nombre des boucheries de la capitale, affecta au rachat des étaux dépassant ce nombre les intérêts des cautionnements dont le capital alimentait la caisse de Poissy et réorganisa sur des bases nouvelles cette caisse, sorte de banque chargée déjà depuis plusieurs années de servir d’intermédiaire entre les bouchers et les marchands de bestiaux et de faire à ceux-ci l’avance des payements jusqu’à concurrence du cautionnement des acheteurs. Depuis cinquante ans la boucherie a fait d’immenses progrès; d’abord il s’est fondé des abattoirs qui ont fait disparaître toutes les tueries des boucheries, effrayants foyers d’infection, que l’usage avait jusque-là tolérées, aux dépens de la salubrité publique, dans les rues étroites du centre de Paris; on en institua trois principaux: l’abattoir Montmartre, l’abattoir Popincourt et l’abattoir du Roule, qui se fondirent en un seul établi il y a un ou deux ans à La Villette; c’est là maintenant, dans cet immense et magnifique établissement que viennent s’approvisionner tous les bouchers qui vendent ensuite aux consommateurs, à des prix limités, la viande nécessaire à leur usage journalier; cette vente augmente tous les jours d’importance, et il se vend quotidiennement à Paris plus de 400 000 kilos de viande de boeuf, de veau ou de mouton.  Le nombre des bouchers a aussi considérablement augmenté, et l’on n’en compte pas moins de 300 disséminés dans tous les quartiers de Paris, et qui, chaque matin, se trouvent presque tous réunis à l’abattoir de La Villette, où la viande du bétail tué pendant la nuit leur est débitée; d’autres ont leur voiture qui, à deux ou trois heures du matin et bien avant que la clientèle soit éveillée, apporte la viande fraîchement dépecée; c’est presque sinistre de voir la nuit des voitures voyageant avec rapidité, afin de livrer leur marchandise le plus promptement possible, et portant ces corps sanguinolents, entourés de linge sanglants et laissant après eux une longue traînée de sang, l’imagination se livre alors aux plus lugubres réflexions.  Depuis quelques années, il s’était aussi établi à Paris quelques boucheries de viande de cheval, quelques amateurs hippophages avaient essayé de faire passer cet aliment dans la consommation: des banquets furent donnés dont les comptes rendus furent publiés dans les journaux, puis des prospectus furent distribués, offrant aux consommateurs bon marché et bonne qualité; mais rien n’y fit et l’on vit peu à peu ces boucheries disparaître; c’est à peine aujourd ’hui s’il en reste deux ou trois établies dans les quartiers les plus pauvres de Paris et dont le bon marché soutient seul l’existence. La viande de cheval, du reste, n’est pas précisément mauvaise, mais elle a besoin d’être fortement assaisonnée; et surtout d’être mangée sans préjugés. Rappelons qu’à Rome, les bouchers avaient des boutiques dans toutes les rues jusqu’au moment où ces boutiques furent réunies dans un seul quartier qui s’appela, comme nous l’avons dit: Macellum magnum. Il y en avait surtout au Forum, cette grande exhibition quotidienne des produits de Rome et de ses environs. Il y avait un étal de boucher en face du tribunal des Décemvirs puisque c’est à un étal de boucher que Virginius arracha le couteau avec lequel il tua sa fille. Peut-être s’étonnera-t-on que Virginius qui était centurion, par conséquent capitaine dans l’armée romaine, prit un ignoble couteau de boucher pour tuer la jeune et belle enfant dont Appius était amoureux et qu’il voulait lui enlever. D’abord, il y a des moments où l’histoire fait du pittoresque mieux que les romanciers; l’histoire, en faisant plonger dans le coeur de cette gracieuse créature l’immonde couteau qui servait à égorger les derniers animaux, faisait une splendide opposition des formes les plus élégantes avec l’arme la plus basse. Puis il fallait bien que ce fût ainsi, puisqu’à cause des disputes qui avaient lieu à tous moments, il était défendu à tous les citoyens, même aux soldats, d’entrer au Forum avec leurs armes. Virginius, quoique centurion, avait donc dû subir la loi générale et, venant plaider pour sa fille, y plaider désarmé. Voilà ce qu’ignorait Alfieri qui fait tuer Virginie d’un coup d’épée, attendu, dit-il, que l’épée est une arme plus noble qu’un couteau. L’arme est plus noble, c’est vrai; mais à notre avis, elle est moins dramatique; puis elle indique chez l’auteur une ignorance des moeurs et des lois du temps qu’il n’est pas permis à un auteur d’avouer. On sait que c’est à la suite de l’émeute qui accompagna la mort de Virginie que le tribunal des Décemvirs fut renversé. On lui doit la loi des Douze Tables, qui fut longtemps le code romain.  Les bouchers, du reste, semblaient destinés à être illustrés par des événements dans le genre de celui que nous venons cidessus de raconter et à s’illustrer eux-mêmes, mais toujours dans de sanglantes circonstances; ne sont-ils pas hommes de sang, et par conséquent aimant le sang? On sait quelle part active les bouchers prirent sous Charles VI à la querelle sanglante des Armagnacs et des Bourguignons. On sait que Caboche, un des leurs, leur chef, devint aussi le chef du peuple parisien. Les Armagnacs victorieux firent démolir la grande boucherie et celle du Parvis et abolirent tous leurs privilèges; mais leurs adversaires s’étant à leur tour retrouvés les plus forts, les rétablirent et relevèrent les ruines des étaux du Châtelet.

Charcuterie.

L’art de préparer la chair de porc. On fait à la charcuterie les honneurs d’une foire, que l’on appelle Foire aux jambons et qui a lieu à Paris dans la semaine sainte; son nom lui vient de ceux qui l’exercent et qu’on appela chaircuitier (cuiseur de chair) et depuis charcutier. Les produits qu’ils tirent du cochon, cet animal immonde, dont depuis les pieds jusqu’à la tête tout est bon, sont immenses: jambon, saucisson, saucisses, pieds, hure, hachis, oreille, langue, couenne, fromage de cochon, fromage d’Italie, lard, boudin, petit salé, côtelettes, etc.
La vente du porc n’est exclusive aux charcutiers que depuis 1475, où ils se réunirent en communauté; par leurs statuts, que confirma un édit du roi, la vente du porc cuit leur fut attribuée, mais cette vente devait cesser pendant le carême, et alors ils pouvaient la remplacer par celle du hareng salé et du poisson de mer; aujourd’hui on trouve chez la plupart des charcutiers un grand nombre de mets froids dont la base est le veau, la volaille et le gibier et dans lesquels la chair de porc n’entre que comme accessoire. Comme la charcuterie ne se fait qu’avec du cochon, nous indiquerons à cet article les différentes manières de le préparer et de le servir.

Par Alexandre Dumas dans le livre 'Le Grand Dictionnaire de Cuisine' (1873)- Phébus, Paris, 2001, p.381-388 (Pitbook.com) Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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