L'hiver a été long, mais depuis deux siècles le printemps s'annonce, par le dégel: le continent ne vît plus replié sur lui-même. En maîtrisant les mers, les Européens détruisent leur 'moyen âge'. Les Italiens ont déverrouillé le lac méditerranéen, fermé par les Infidèles. Des navires marchands, portant la bannière de l'Occident, sillonnent de nouveau la mer en tous sens. Les pays arabes accordent des privilèges, ouvrent des entrepôts, car s'ils ont enlevé Constantinople, annulé les effets des Croisades, ils n'ont jamais renoncé àux bienfaits d'un commerce international dOllt ils tirent de grands bénéfices. Les Italiens empruntent donc la route des Indes, via l'Égypte. La prestigieuse route de la soie, celle de la Chine, via la Syrie, arrive jusqu'à Venise. Quant aux portes de la mer Noire, elles livrent depuis longtemps aux chrétiens les richesses du Caucase et de la Caspienne.
Les nobles maisons de commerce de Gênes, de Venise et de Florence font fortune en revendant aux Européens les produits importés à grands frais d'Orient. Mais le trafic coûte cher. Il faut payer les Arabes en or. Aussi, pour se passer de ces intermédiaires, on a l'idée de rechercher ailleurs une route des Indes. Les Portugais, d'escale en escale, descendent toujours plus au sud le long des côtes occidentales de l'Afrique. Ces hardis navigateurs rejettent les vieilles terreurs qui, entre autres, donnaient à croire que les navires fondaient sous l'Équateur.
Bientôt les Portugais doublent le cap de Bonne-Espérance et atteignent l'océan Indien, jusqu'ici chasse gardée des marchands arabes. Ils occupent les côtes de l'Inde, poussent vers la mer de Chine. Désormais, l'Europe peut reprendre directement le dialogue avec l'Extrême-Orient. Elle renoue ainsi un fil rompu depuis des siècles: la Chine n'avait-el1e pas envoyé à Rome, durant l'Antiquité, des ambassadeurs? Le nouvel empire commercial bâti par les sujets du roi du Portugal en Extrême-Orient annonce une autre conquête, dont l'Europe de l'Ouest conservera longtemps le bénéfice exclusif: celle des Amériques, découvertes par Chrisrophe Colomb en 1492.
Au début, l'Espagne et le Portugal en profitent seuls. Mais ces deux pays n'ont pas le bonheur égoïste. Bientôt, leurs monnaies d'or et d 'argent envahissent toute l'Europe de l'Ouest, et cette fabuleuse richesse, ce pactole venu des mines du Mexique et du Pérou, bouleverse J'économie. On voit appa raître en Allemagne, cn Hollande, en Italie et en France, mais aussi en Angleterre, de véritables sociétés capitalistes, dont les entreprises prennent une nouvelle dimension. Les mines, les industries, les sociétés commerciales donnent aux États une puissance telle q ue le rapport des forces en Europe se modifie à toute allure. L'Angleterre pastorale devient une nation de corsaires, de marins, de marchands, bientôt de colonisateurs, et affronte furieusement l'Espagne sur mer. L'Allemagne, riche en mines, exporte ses techniciens dans toute l'Europe et met en place les premiers éléments de sa puissance industrielle. Des ports se fondent sur l'Atlantique, tel Le Havre, inauguré par le roi François I. Même les pays du Nord, comme la Suède et le Danemark, prétendent au partage des nouvelles richesses. L 'Atlantique, et non plus la Méditerranée, décide du destin des jeunes nations.
Les peuples européens ressentent dans leur vie quotidienne les effets du nouvel ordre économique. L'abondance des monnaies fait flamber les prix; ceux qui peuvent vendre ou produire, les paysans propriétaires, les artisans, les entrepreneurs d'industries, profitent de la hausse continue, cependant q ue les seigneurs laies et ecclésiastiques, aux revenus fixes, voient leur train de vie se réduire d'année en année. Bientôt, des nobles ruinés vendront leurs biens aux bourgeois et loueront leurs armes aux chefs de ligues des interminables guerres de Religion q ui vont ensanglanter l'Europe.
Car le dégel de l'économie emraîne celui des idées et une remise en cause de la religion catholique. Certains croyants ne comprennent pas que le pape Jules II fasse la guerre comme un seigneur et accable ses sujets d'impôts pour pouvoir livrer bataille. Les abus financiers d'une partie du clergé deviennent si manifestes que les prédicateurs réformes, Luther, puis Calvin, connaissent un grand succès populaire: ils dénoncent la corruption romaine et veulent changer les rapports entre les fidèles et les prêtres. Ceuxci, disent-ils, doivent être des pasteurs et non des seigneurs. Et puis, dans le grand mouvement des idées, l' Église catholique apparaît trop souvent oppressive. Comment peut-elle condamner les théories de Copernic selon lesquelles la Terre n'est pas le centre de l'Univers, mais tourne autour du soleil? Près d'un siècle plus tard, Galilée sera lui aussi condamné parce qu'il professera les mêmes idées.
Mais si l'Allemagne, l'Angleterre, l'Europe du Nord, les Pays-Bas, une partie de la France et de la Suisse échappent à la Rome des papes, aucun artiste européen n'échappe à l'influence de l'Italie. La Méditerranée reste, grâce à Florence, à Venise, à Pérouse, à Sienne, à Milan, la mesure de l'univers. Les plus grands esprits du temps viennent de ces villes italiennes qui sont comme un modèle de civilisation nouvelle: le 'gai savoir' de Rabelais n'a pas de sens dans les villes médiévales murées et dominées par les flèches gothiques des monuments d'un autre âge. Michel-Ange place ses titans au coeur des places, enterre les papes dans des monuments qui auraient pu convenir aux empereursdieux de l'ancienne Rome. Léonard de Vinci multiplie les inventions, donnant l'exemple quotidien de la pensée libre et créatrice. Botticelli détourne des affaires le jeune Laurent de Médicis, qui prend plus au sérieux la philosophie grecque que sa propre banque ...
Galilée défie les Pisans et Michel-Ange, encore lui, du haut de son échafaudage de la chapelle Sixtine, parle au pape comme à son égal. Les rois de France font des bassesses pour attirer à leur cour de tels artistes. L'esprit a conquis ses droits!
L'imprimerie les rend imprescriptibles, On pouvait, au Moyen Age, brûler en place publique les écrits séditieux. Mais comment détruire complètement un livre tiré à des milliers d'exemplaires, surtout quand il est fabriqué en Suisse, en Hollande, et répandu ensuite 'sous le manteau'? 'L'Elege de la Folie' d'Érasme ou 'L'Institution Chrélienne' de Jean Calvin font plus de mal à l'Église romaine qu'une armée, car ces livres imprimés répandent les idées nouvelles.
Sans doute le dégel, venu des côtes atlantiques ou des villes italiennes, n'atteint-il pas toute l'Europe. L'Espagne et le Portugal conservent une structure féodale et brisent dans le sang toutes les révoltes populaires. Les Habsbourg maintiennent le gant de fer seigneurial sur les paysans des grands domaines assujettis au travail servile. La Russie demeure une terre glacée aux villages fermés. Partout des millions d'hommes ignorent que l'Amérique a été découverte. L'Est de l'Europe est, au demeurant, bien plus préoccupé de l'avance agressive des Turcs, qui menacent le Danube et les bords de la mer Noire. Même en Europe de l'Ouest, seuls les gens des villes ou des régions particulièrement riches bénéficient du grand mouvement de libération. Dans les montagnes, dans les campagnes pauvres et reculées, la vie ne change guère.
Mais sur la place de la Seigneurie à Florence, ou sur les bords de la Loire, on sait désormais qu'unè idée neuve se répand en Europe, celle du mieux-vivre, du progrès, du bonheur, et qu'aucune puissance du passé ne pourra, au printemps, empêcher cette idée de germer.
Par Pierre Miquel dans le livre 'Au Temps des Grandes Découverts"- Librairie Hachette, Paris, p.5-8. Édité et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.
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