Le lait n'a pas toujours été apprécié à son état d'origine. Pendant des siècles, il est destiné à la fabrication de beurres et de fromages, ou bien utilisé comme médicament. C'est avec l'arrivée du café que sa consommation se développe. À tel point que, dans la seconde moitié du 18e siècle, dans les grandes villes et surtout à Paris, chaque foyer, au réveil, veut son café au lait. Louis XV lui-même en boit un bol chaque matin. Dès lors, le métier de laitier, qui distribue le lait à la population urbaine, connaît un développement considérable, reflétant l'évolution vers notre société moderne.
"Chez la laitière, tour est uniforme; on dirait que sa vie entière est soumisse à une loi géométrique. Depuis 20 ans, c'est toujours le même costume, le méme fichu, le meme petit bonnet rond et plat; c'est aussi la même prestesse à faire voyager la mesure, de sa boîte au lait à la tasse de la pratique, de manière à escamoter à son profit une bonne partie de liquide; chaque jour, sa distribution commence et finit aux mêmes heures; que son commerce prospère lentement ou avec rapidité, elle n'en a ni plus d'élégance dans sa mise, ni plus de morgue das sa démarche, ni moins de régularité dans son travail". Ce témoignage de Joseph Mainzer paru en 1840 dans 'Les Français peints par eux-mêmes donne un aperçu du premier, et pendant longtemps, du seul métier faisant commerce du lait.
LAITIÈRE EN VILLE
A l'époque médiévale, du lait non transformé est donné aux orphelins et aux malades. Les laits d'ânesse et de chèvre, plus riches que le lait de vache, sont réputés pour leurs multiples bienfaits et les hôpitaux passent commande aux fermiers des environs, Ainsi, à la campagne, l'essentiel de la production de lait frais est tournée vers la ville. Toutefois, dès cette époque, dans les faubourgs des villes françaises, certaines femmes élèvent ces animaux avec cet objectif: conduisant leurs troupeaux dans les rues et s'arrêtant devant les portes des souffrants, elles distribuent du lait tiède, sorti tout juste du pis de l'animal, Ce sont les premières "laitières", un métier qui, jusqu'au 19e siècle reste essentiellement féminin.
A partir du 18e siècle, sous l'influence de la capitale, la consommation de lait se généralise et son commerce devient florissant. Ces marchandes de rue viennent de la ville-même ou de la campagne environnante et "crient le lait". S'arrêtant chaque jour devant les mêmes portes, aux mêmes heures, elles traient leurs animaux devant leurs clients contre un peu d'argent et continuent leur chemin à travers la ville, Ainsi, selon un témoignage de 1844, "Dans les grandes villes du Midi, à Marseille et à Toulon, par exemple, on voit entrer la matin des troupeaux de chévres et de vaches que se répandent aussitôt das toutes les rues (...). Si le nourrisseur ajoute une pratique nouvelle (un nouveau client) à la clientèle accoutumé, dés les le lendemain tout le troupeau sait qu'il y a une porte de plus. Le carillon des clochettes avertit de loin les ménagères, qui sortent et voient traire le lait devant elles". Si les bêtes se portent plus ou moins bien, les clients sont heureux de boire du bit qui sort fraîchement du pis de l'animal.
LAITIÈRE À PARIS: L'AMBULANTE...
Longtemps, l'essentiel du commence des laitières se fait dans la capitale. Dès 1545, le recueil d'Anthoine Turquet, 107 cris que l'on crie journellement à Paris,décrit leur activité plutôt bruyante:
"La Laictière au matin,
Au matin pour commencement
Je crie du laict pour les nourrices,
Pour nourrir les petits enfans
Disans, ça tost le pot, nourrice".
En 1669, l'arrivée en grande pompe de l'ambassadeur de l'empire ottoman auprès de Louis XIV lance la mode du café turc dans la capitale, qui peu à peu, est mélangé au lait. La nouvelle boisson se répand dans la ville et rapidement, à partir de la seconde moitié du 18e siècle, on remplace, chez la marquise comme chez l'ouvrier, le vin du matin par le café au lait. Dès lors, au réveil, les Parisiens attendent la laitière, qui fait bon commerce.
Cependant, à Paris, où l'on consomme quotidiennement des centaines de milliers de litres, l'administration ne laisse pas circuler les troupeaux. Si chèvres et ânesses ont éte admises dans les rues jusqu'au 19e siècle, les vaches sont confinées dam des étables chez le "laitier-nourrisseur", activité qui se développe avec l'augmentation de la consommation. On y rencontre alors deux types de laitière: d'abord, la "laitière de campagne",qui peut être attachée à une ferme ou à un château, ou travailler à son compte, et vient vendre son lait en ville. Habitant à 10 ou 20 km de Paris, elle possède un âne, parfois un cheval, qu'elle attèle à sa charrette. Celle-ci est remplie de pots en zinc ou en fer blanc contenant la precieuse boisson. Partant tôt la nuit, elle arrive à Paris au lever du jour et commence sa tourné, chaque jour à la même heure. Puis, elle s'en retourne, toujours à la même heure. À coté, la "laitière des faubourgs" qui ne possede en général aucune bête, va s'approvisionner en campagne environnante et chez des laitiers-nourrisseurs. Nombre de fermiers proches des lieux de grande consommation trouvent en ville un grand débit journalier. Ne pouvant vendre l'intégralité de leur production sur place, ils se servent, comme intermédiaire, d 'une laitière, qui s'abonne pour le lait de leurs vaches, ramasse quodidiennement, dans ses pots en fer blanc, la production de plusieus exploitations, et va la distribuer au bas des habitations.
Certaines arrivent très tôt le matin, le jour à peine levé, et vendent la traite du soir. D'autres arrivent en début d'après-midi et distribuent la traite du matin. Certaines ont un pot sur la tête, et sous le bras un panier contenant des fromages et des beurre, pour répondre aux demandes spécifiques de certains clients. D'autres vont de porte en porte avec une voiture à bras, parfois à chiens. D'autres encore n'ont qu'un simple baton porte-seaux placé en travers de la nuque. Ce joug porteur d'eau, très utilisé dans les campagnes, était un gros baton de bois avec au milieu une échancrure pour y placer le cou, et qui dépassait de chaque coté des épaules. Au extrémités etaient attachées des petites chaînes, auxquelles on pouvait accrocher les anses de deux seaux de 25 litres.
Toutes les laitières ont leurs habitués dans leurs quartiers respectifs, qu'elles parcourent quotidiennement dans le même sens, à cheval, en âne ou à pied, évitant de se faire concurrence, Une grande régularité regne sur le métier. La laitière crie son arrivée, les ménagères descendent avec une tasse ou un pot que la marchande remplit de lait. Selon un témoignage de 1840,"Il nest pas une rue, quelqu'ignorée qu'elle soit, pas un coin, une impasse, qu'elle ne connaisse et ne visite. Son cri perçant et repété monte de la base au sommet, et varie suivant la profondeur du corridor ou la hauteur de la maison. À chaque station, elle ne s'arrête que le temps strictement nécessaire; elle sait le nombre de ses habitués de telle cour, de telle maison, combien ils ont d'étage à descendre, et déjà ses mesures sont prétes...". La laitière n'attend pas, sachant que son lait sera, de toute façon vendu dans la journée. Longtemps, en effet, son monopole n'a pas été remis en cause.
... ET LA LAITIÈRE DES PORTES COCHÈRES
A partir de 1830, alors que la consommation continue d'augmenter, de nouvelles laitières apparaissent à Paris. Sédentaires, s'installant sous les portes cochères, elles vendent le lait qu'elles achètent aux laitiers-nourrisseurs ou au laiteries en gros qui se développent autour de la capitale à la même époque. Vivant et travaillant dans une grande misère, elles sont les dernières représentantes de la profession, concurrencées par les boutiques des "crémières" qui font également leur apparition. Un témoin rapporte les conditions dans lesquelles ces femmes font commerce: "Qui ne se souvient d'avoir vu, encore il y à fort peu de temps, dans les rues de Paris, surtout à l'angle des places et des carrefours, ces laitières assises,sur un mauvais tabouret ou sur un panier, les pieds dans des sabots, sur une paille sale assez semblable à du fumier, entourées d'un cercle de brocs, et vendant leur lait le matin à toutes les ménagères du quartier?". La mauvaise qualité de leur lait, leurs pratiques malhonnêtes et leur manque d'hygiène, font de ces marchandes une cible de l'administration.
UN LAIT DE PIÈTRE QUALITÉ!
Dans la première moitié du 19e siècle, le commerce du lait bat son plein. Les marchandes de rue peuvent vendre à Paris chacune jusqu'à 500 pintes de lait par jour. Elles l'achètent en campagne six sous la pinte, la revendent jusqu'à dix sous, et ne manquent pas de se servir entre les deux. Un observateur écrit en 1844 que l'"on conçoit qu'à Paris, où l'on consomme environ 300.000 litres de lait par jour, il serait dangereux de laisser circuler matin et soir dans les rues des milliers de vaches; mais cette impossibilité est favorable à la esprit de fraude". En effet, il !a différence des villes de province où il est distribué pur, directement à sa sortie du pis, le lait disponible dans la capitale est de mauvaise qualité. Produit dans les étables parisiennes il est déjà, à développe, attaquant d'autant plus certainement le monopole des laitières qu'elles respectent des normes d'hygiène. En réalité, dès l'époque où le lait était destiné au malades dans les hospices, ce défaut d'hygiène a posé un problème de santé publique et l'administration n'a cessé de légiférer autour de cette boisson délicate et qui se conserve difficilement. Tout au long du 19e siècle,face au développement de la consommation et à celui des étables en ville, le Conseil de salubrité fixe des normes: espace il respecter pour les animaux, aération, propreté et imperméabilité du sol ... En vain. Fin 19e siècle, les médecins soupçonnent le rôle des vachers dans la diffusion de certaines épidémies, et notamment de la tuberculose. Les laitières des portes cochères ne sont pas épargnées. Le préfet de Paris tente de les chasser, arguant qu'en plus, elles encombrent les trottoirs.
Plus le siècle s'avance, plus la question de la qualité du lait occupe les esprits. Certains marchands veulent faire stationner leurs vaches dans les rues de Paris pour vendre le lait pur et satisfaire des clients qui se plaignent des pratiques des laitières. Comme le dit avec humour un témoin en 1860, "les consommateurs se plaignaient chaque jour de voir se reproduire le miracle des noces de Cana: les cupides laitières firent la sourde oreille."
Mais le Conseil de salubrité, dès 1878, s'oppose au stationnement de chariots attelés par des vaches laitières dans les rues de Paris, mettant en avant l'encombrement et la saleté provoqués par une telle activité. Il renvoie les clients vers les laitiers-nourrisseurs et leurs étables, un moindre mal. "Les consommateurs qui veulent avoir du lait sans mélange d'eau s'en procurent facilement chez les nourrisseurs en faisant traire les vaches devant eux, dans l'étable" affirme le Conseil. Les laitières sont de plus en plus critiquées. Leurs brocs non scellés, leur lait coupé il l'eau, écrémé, attire moins que le lait stocké hermétiquement et bon marché des cremières et des laiteries en gros. Refusant de voir, ou ne pouvant suivre, les évolutions du commerce du lait, leur monopole semble être sur la voie de se terminer à partir de 1850, au profit de l'industrialisation.
UN NOUVEAU TYPE DE LAITIER
Jusque vers 1830, les besoins de la vîlle sont satisfaits par la production locale. Après cette date, l'augmentation de la consommation entraîne celle de la surface de production, et une évolution dans le métier. La production de lait commence à s'industrialiser et sa distribution devient plus massive et plus organisée. De nouveaux métiers apparaissent, les lieu de production se multiplient. Parallèlement au commerce des crémières, le développement de laiteries en gros concurrence sérieusement les laitières traditionnelles. Plus aisé que ces dernières, le "laitier grossiste". utilise d'abord une voiture à cheval, puis les nouveau moyens de transport. Plus le produit est frais, mieu il se vend. Mais les conditions de transport et de conservation sont encore assez rudimentaires et le lait se dégrade rapidement s'il n'est pas transformé. Pour qu'il arrive frais et non tourné sur le marché, les éleveurs ont donc intérêt à le produire au plus pres des lieux de consommation, c'est-à-dire des villes, et principalement de Paris. Une "ceinture laitière" se développe alors autour de la capitale, et dans une moindre mesure autour d'autres villes françaises. A l'intérieur de ce périmètre, des laiteries en gros collectent et traitent la production des fermiers, en plus d'avoir leurs propres bétes par dizaines, voire centaines pour les plus grosses. De la meme façon que les laitières font un tour parfaitement réglé du quartier, le laitier de la laiterie en gros fait le tour des fermes, à heures fixes, et récolte les productions des fermiers. "Dans les villages qui ne çomptent pas de grande ferme et se composent de petits propriétaires agricoles possesseurs de quelques vaches, une maison est indiquée pour recevoir les laits de tous les abonnés" indique un témoin de l'époque. "Le laitier est comme une horloge vivante, car il vient tous les jours régulièrement chez vous, plus régulièrement peut-être que le facteur de la poste. Si vous n'étes pas prêt, tant pis pour vous, on passe outre et on ne revient qu'a la prochaine tournée. On n'y reste non plus que le temps exactement nécessaire pour rendre les brocs vides et les échanger contre les pleins".
Alors que la laitière des faubourgs possède ses propres pots qu'elle va remplir chez les éleveurs el les laitiers-nourrisseurs ou même les laiteries en gros. Certaines viennent se fournir au laiteries en gros. Les laitiers grossistes, eux, demandent aux éleveurs d'avoir leurs propres brocs en zinc ou en fer blanc, affichant le nombre de litres qu'ils peuvent contenir. Les ayant remplis, les éleveurs attendent le passage du laitier. Celui-ci, sur un livret, note ou fait noter le nombre de litres fourni chaque jour matin et soir; chaque partie en garde un double. Remarquons que dès cette époque, les laitiers paient au cultivateur des prix peu élevés, ce qui leur permet de vendre peu cher tout en s'assurant une bonne marge. Puis vient la distribution. Les laitiers grossistes snt bien equipés, rapides avec leurs grandes charrettes à larges roues et leurs chevaux. Ils appliquent et font appliquer les normes d'hygiène établies au fur et á mesure. Les bouteilles de lait sont scellées, fermées hermétiquement.
Arrivant en ville, ils se font remarquer au son d'une crécelle. Les abonnés descendent immédiatement et procèdent à l'échange de bouteilles, contenant du lait garanti non coupé, non écrémé, non contaminé. L'abonnement se fait pour un litre ou un demi-litre par jour. Dès lors les laiteries en gros se développent sans difficultés autour de la capitale, depuis la première en 1819, la laiterie Sainte-Anne, qui regroupe en quelques années 140 vaches, et livre à domicile, par abonnement. En plus du laitier grossiste qui fait sa distribution deux fois par jour, les laiteries ouvrent des dépôts en ville. Ceux-ci ne se font pas concurrence: tout comme les laitières ont leurs quartiers et leurs fidèles,les laiteries se divisent la ville. Dès 1862, on compte à Paris vingt-deux laiteries (hors crémeries), ayant pour certaines un établissement central et plusieurs succursales.
Par Aurélie Chaperon dans "Nos Ancêtres, Vie & Métiers",septembre/octobre 2013. Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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