11.11.2018

HOMÈRE- LA LÉGENDE ET L'HISTOIRE



La question homérique. Révéré par les Grecs, Homère est devenu la proie de la critique moderne, qui en est venue à douter de son existence.

Qui a composé l’Iliade et l’Odyssée ? Quand ? Y a-t-il eu pour cette masse immense de vers (15 688 dans l’Iliade, 12 676 dans l’Odyssée) un seul auteur ou une multitude ? Homère était-il l’un d’entre eux, avec quel rôle, quelle place dans le temps, ou n’est-il qu’une fiction, un mythe utilisé par des poètes successifs pour se donner du prestige ? Question supplémentaire : à partir de quand les traditions orales qui sont à l’origine de ces poèmes sont-elles devenues des textes écrits ? Toutes ces questions, qui constituent la « question homérique », ont agité et agitent encore les hellénistes depuis la fin du XVIIIe siècle. Elles sont très techniques, et Homère est devenu surtout une affaire de spécialistes. Cela n’a pas toujours été le cas.

Une autorité qui dit le monde

Dans l’Antiquité, Homère était déjà au centre de vives polémiques, mais elles ne concernaient pas seulement les érudits. L’enjeu était fondamental : que faire d’une poésie aussi magistrale, universelle (dans les limites de la Grèce), mais difficile, écrite dans une langue poétique, pleine d’archaïsmes, que personne ne parlait, et présentant de vraies difficultés d’interprétation, quand il s’agissait de développer au sein des cités la langue, l’art, la politique, la religion, la formation des individus, la science ?

On se battait pour se l’approprier : de nombreuses villes prétendaient avoir vu naître Homère. Très vite, dès le VIIe siècle av. J.-C. (la composition initiale de l’Iliade et de l’Odyssée étant généralement située au VIIIe av. J.-C.), on a bataillé ferme pour savoir quelles épopées devaient lui être attribuées en plus des deux grands poèmes : qu’il s’agisse d’autres épopées sur la guerre de Troie, sur OEdipe ou Héraclès, dont nous n’avons plus que quelques fragments, ou même d’un poème bouffon (le Margitès, « le fou »).

Homère était considéré comme le maître de toute poésie, sérieuse et comique. Il était total, et donc critiqué. Des philosophes s’indignaient de son manque de respect envers les dieux, qu’il montrait violents, adultères, trop humains ; d’autres répondaient qu’il ne fallait pas le lire à la lettre, mais que derrière ces dieux se cachaient des principes physiques ou moraux en lutte les uns contre les autres.

Des éditions, des lectures rivalisaient entre elles. La discussion pouvait même porter sur la nature du texte qu’on lisait : Cicéron rapporte que, selon certains, les poèmes d’Homère avaient d’abord été désordonnés, confus, avant qu’un tyran d’Athènes, Pisistrate (VIe siècle av. J.-C.), meilleur en science du langage qu’en politique, ne les aient réunis et mis en ordre (Sur l’orateur, III, 137). L’historien Flavius Josèphe (Ier siècle apr. J.-C.) raconte que, pour d’autres, Homère n’avait pas écrit, mais composé oralement ses poèmes, qui n’auraient été rassemblés par écrit que plus tard ; c’est pour cela qu’on y trouverait des contradictions (Contre Apion, I, 2, 12). D’autres encore faisaient de lui, au contraire, un professeur de lecture et d’écriture qui écrivait ses textes.

Ainsi, tous les ingrédients polémiques de ce qui allait devenir la « question homérique » étaient déjà en place, mais c’es la grande différence avec l’époque moderne, jamais personne dans l’Antiquité n’a mis en doute l’existence d’Homère comme auteur. Il était « le Poète » absolu, indépassable, qui avait droit au culte qu’on destinait aux héros. Son oeuvre, dont l’étendue variait selon les traditions, était considérée comme un monde total, un monument exigeant, porteur de vérités fondamentales et donc ouvert à des discussions infinies qui ne s’épuiseraient jamais. Ses interprètes, ses utilisateurs, euxmêmes poètes ou philosophes, hommes politiques, historiens et, seulement à partir du IIIe siècle av. J.-C., érudits professionnels de la littérature, s’opposaient entre eux selon l’idée qu’ils se faisaient de la vérité en matière de religion, de science, de moeurs ou de poésie. Mais Homère demeurait. Il était au-delà de tout ce qu’on pourrait dire de lui, ferme comme le cosmos, dont son oeuvre était la réplique et qui préexistait aux opinions instables des hommes à son sujet.

Un modèle contesté ou inactuel

Après la longue interruption du Moyen Age qui, en Occident, ignorait le grec et ne disposait plus des textes d’Homère, les choses changèrent à la Renaissance. Le doute s’instaure. Homère est ébranlé par la critique. Des savants européens se mirent à apprendre le grec et se posa le problème d’éditer et d’imprimer le texte d’Homère à partir des manuscrits médiévaux qui arrivaient en Italie du Nord depuis le monde byzantin. Aux XVe et XVIe siècles, on découvrait Homère. Il était neuf, et non pas comme dans l’Antiquité une autorité évidente et traditionnelle.

Pour éditer son texte, il fallait donc tenter de parvenir par des moyens rationnels, critiques, à ce que pouvait être le texte original. Mais ce but parut vite inatteignable. Les informations données par Cicéron et Flavius Josèphe sur les transformations qu’avaient subies les poèmes homériques faisaient douter de la possibilité de l’entreprise : le texte original était à jamais perdu, trop mutilé par les « bourreaux d’Homère » que furent les compilateurs et remanieurs anciens. Peut-être, pensait-on aussi, ce texte n’avait-il en fait jamais existé, si Homère n’avait lui-même rien écrit.

Le doute a commencé à concerner l’existence même d’Homère lorsque les lettrés, et pas seulement les érudits, se mirent à discuter en France des mérites respectifs des poésies anciennes et modernes : le roman et l’opéra valaient-ils vraiment moins que l’épopée et la tragédie ? Il ne s’agissait pas d’érudition, de science des textes, mais de bon goût et de « sens commun », pris comme critères du jugement.

La querelle des Anciens et des Modernes (fin du XVIIe siècle) rebondit au début du siècle suivant par la « querelle d’Homère» (1714-1716). Homère y perdait de sa superbe, tant il pouvait paraître à certains, les « Modernes », grossier, ignorant, incohérent et peu élégant. Aucun être humain raisonnable ne pouvait avoir produit de tels textes. La phrase de Flavius Josèphe sur le caractère oral de la composition des poèmes servit encore à déchaîner la polémique. L’abbé d’Aubignac soutint la thèse provocante d’une inexistence d’Homère dans ses Conjectures académiques, composées vers 1670 mais publiées pendant la querelle, en 1715.

Le problème était alors d’expliquer la différence entre les poètes anciens et les modernes. Si on tenait pour les Modernes, on évoquait le progrès, les avancées de la raison et de la civilisation, qui touchait à sa perfection avec le règne de Louis XIV. A l’inverse, si on défendait les Anciens, comme l’avaient fait la plupart des auteurs d’avant-garde de l’époque, on stigmatisait la « corruption du goût » (Mme Dacier, en 1714). Le vrai progrès consistait donc, pour les admirateurs d’Homère et des Anciens en général, à faire aussi bien qu’eux. Si on savait les lire, ils apparaissaient comme plus rationnels, plus proches de la vérité de l’art que les écrivains récents. Le retour à l’Antiquité servait à aller de l’avant.

Dans cette querelle, chaque époque, l’ancienne et la moderne, était jugée au nom de principes généraux et en fait non historiques. La référence à l’histoire et au progrès allait changer de sens quand, avec le philosophe napolitain Giambattista Vico (1668-1744), les temps anciens ne furent plus seulement opposés aux temps modernes mais dotés d’une vérité propre, d’une énergie qui allait donner son élan à l’histoire universelle. Cette énergie, selon Vico, se trouve dans le langage et la poésie. Homère pouvait paraître primitif aux yeux d’un moderne et en même temps séduisant, merveilleux, parce qu’il représente une relation poétique première, à la fois fondamentale et nécessaire, même si elle est en partie dépassée, à la nature et au divin. Dans sa Science nouvelle de 1730, Vico revalorisa le langage poétique de la tradition orale, dont on avait tellement souligné les défauts par rapport à l’écriture : il y discernait le reflet du milieu dynamique où un peuple, certes encore barbare, avait pu développer son sens des impressions sensibles dans toute leur richesse et leurs connexions, développer son imagination, sa mémoire comme lien social, avant que n’interviennent les rigueurs de l’abstraction rationnelle. La question débattue de l’existence d’Homère ne se posait donc plus vraiment. Ce qui comptait désormais était la poésie, et non plus le poète comme individu. « Homère » était réel en tant qu’expression héroïque de la force créatrice d’un peuple entier.

Homère énigme historique

Dans ces longues querelles, les adversaires partaient tous des mêmes sources d’information, inchangées depuis l’Antiquité : les poèmes homériques et les quelques phrases des Anciens sur leur genèse supposée. Aucun fait, aucune observation empirique nouvelle n’étaient venus modifier la donne. Les positions étaient construites a priori. La situation matérielle de la lecture d’Homère changea quand Jean-Baptiste Gaspard d’Ansse de Villoison publia en 1788 une édition de l’Iliade d’après un manuscrit médiéval de Venise qui contient une foule immense d’informations sur la manière dont les philologues de la bibliothèque d’Alexandrie en Egypte (IIIe-IIe siècles av. J.-C.) lisaient, commentaient le texte d’Homère en faisant état des différentes versions qu’ils rencontraient ou préféraient. Le choc fut grand. Il n’y avait pas un texte originel, mais une variété de textes et de discussions.

Cette redécouverte servit de support à une révolution scientifique profonde, qui définit encore le cadre des recherches historiques actuelles en général. L’origine de cette révolution est double : l’élargissement soudain des données empiriques et, dans la suite de la révolution kantienne de la philosophie, l’exigence pour la science d’être critique d’elle-même, c’est-à-dire de se demander comment elle construit son objet. L’innovateur fut Friedrich August Wolf dans ses Prolégomènes à Homère (1795), une préface, en latin très élégant, à une édition critique d’Homère. Le livre eut un retentissement immense, bien au-delà des études homériques. Il changeait radicalement la philologie et en faisait une science historique. Selon Wolf, l’objet de la philologie n’était pas, pour Homère, de trancher parmi les différentes versions du texte de manière à décider selon son goût ou selon la raison quel était le bon texte, mais, par un renversement de perspective, d’expliquer pourquoi il y avait ces variantes, pourquoi la tradition avait pris cet aspect multiple dans l’Antiquité.

Il convenait pour cela de reconstruire les conditions de possibilité historiques (sociales, culturelles, linguistiques, politiques, religieuses, intellectuelles) de l’apparition de ces oeuvres, apparition qui ne pouvait être que progressive, car il pouvait être démontré que la société d’Homère ne connaissait pas l’écriture (ce qui n’est plus admis aujourd’hui).

Wolf se trouvait devant une contradiction, comme c’est la plupart du temps le cas dans les sciences contemporaines : d’un côté, l’Iliade et l’Odyssée donnent une forte impression de cohérence ; mais, de l’autre, il était impossible, vu les conditions offertes par la société grecque archaïque, que de telles oeuvres fussent issues d’un génie individuel qui serait le garant de cette cohérence. Il lui fallait donc construire un modèle théorique nouveau qui fasse de l’oeuvre homérique, avec son unité, l’effet d’un long processus historique de formation, depuis le foisonnement initial de traditions orales à la constitution, pour des raisons politiques, d’un texte unifié à Athènes au VIe siècle av. J.-C., jusqu’à l’intervention des philologues d’Alexandrie, qui avaient finalement donné au texte une langue cohérente et donc une régularité (Wolf avait été fortement influencé par le travail de son ami à Iéna, Johann Gottfried Eichhorn [1752-1827], sur l’histoire du texte de la Bible hébraïque et sur la place qu’y jouèrent les massorètes, qui, entre le VIIe et le XIe siècle, l’avaient codifié et annoté). L’Iliade et l’Odyssée avaient bien un auteur : la société grecque dans son évolution. Il restait à découvrir dans les poèmes eux-mêmes des indices attestant cette production par étapes successives.

La « question homérique » était lancée. Elle allait, en Allemagne, dominer la philologie – science longtemps souveraine dans les universités –, pendant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle.

La France a tout de suite refusé de s’y engager : les discussions infinies pour savoir où exactement, à quel vers, il fallait arrêter dans l’Iliade et l’Odyssée le texte d’un « Homère » ancien pour faire commencer celui d’un « Homère » plus récent lui paraissaient vaines. Il est vrai que les discussions sur l’étendue précise d’une Iliade primitive, originale, différente de celle que nous lisons aujourd’hui, étaient infinies et semblaient ne devoir jamais s’arrêter. Mieux valait s’intéresser aux conditions historiques fondamentales qui avaient porté ces textes : les sentiments collectifs, les mythes, les croyances, les pratiques religieuses, la langue, tout ce qui allait au XXe siècle nourrir en France « l’histoire des mentalités ». On a bien là l’opposition entre une science inspirée par le protestantisme, religion du Livre, et une autre liée à la Contre-Réforme catholique, où priment la tradition et les cérémonies.

En Allemagne, le texte d’Homère fut d’abord dépecé par les philologues dits « analystes » en une série de « petits chants » plus ou moins bien raboutés. L’instrument de l’analyse était la contradiction entre les épisodes. Ainsi, au chant VII de l’Iliade, les Grecs construisent un mur de protection autour de leur camp, mais il n’est opérationnel qu’au chant XII. Les chants intermédiaires, emplis, entre autres, de batailles apparemment confuses et redondantes, ne pouvaient donc appartenir à la même couche de texte. En poussant l’analyse, on trouva dans ces chants intermédiaires ou bien des ajouts visiblement tardifs, ou, au contraire, des scènes qui semblaient bien appartenir au poème primitif, comme, au chant IX, le refus pathétique d’Achille d’arrêter sa colère.

Les adversaires des « analystes », les « unitariens », avaient le dessous dans la querelle, car ils ne rendaient pas vraiment compte des incohérences que les autres observaient dans le texte. Mais l’effet de cette « science » était que les poèmes d’Homère disparaissaient, atomisés. Friedrich Nietzsche pouvait se moquer des philologues, qui détruisaient les chefs-d’oeuvre qu’on leur avait confiés.

Son adversaire de toujours, Ulrich von WiIamowitz-Moellendorff, tenta de concilier analyse et unitarisme en construisant un Homère génial, qui aurait rassemblé des traditions antérieures, mais dont l’oeuvre aurait ensuite été défigurée par des ajouts (1914).

La querelle finit par s’épuiser d’elle-même, faute de preuves tangibles et parce que l’on pouvait soupçonner les interprètes de travailler avec des préjugés arbitraires (par exemple : ce qui est ancien est meilleur, plus poétique, que ce qui est plus récent ; la qualité esthétique supposée devenait un critère objectif de l’analyse).

L’abandon de cette querelle vint aussi de ce qu’une tout autre perspective, plus prometteuse, avait émergé. Elle était d’abord attentive à la langue poétique comme métier et allait aider à la découverte de l’immense continent que sont les traditions poétiques orales. L’enjeu n’était plus de chercher des auteurs différents pour les différentes parties des poèmes, mais de comprendre comment, sans l’écriture, les poètes anciens, les « aèdes » (ou « chanteurs »), avaient opéré avec le langage traditionnel pour composer des vers, des épisodes et des épopées ; comment, par la voix et la mémoire, ils établissaient une communication avec le public et pouvaient transmettre leurs poèmes. Homère luimême nous décrit dans l’Odyssée ces séances où un chanteur charme le public en composant un récit. Il restait à reconstruire ce monde de l’oralité, dont on a su de plus en plus clairement qu’il avait pu longtemps coexister avec la pratique de l’écriture.

Les Grecs avaient eu une écriture à l’époque de la civilisation dite mycénienne (effondrée vers 1200 av. J.-C.) : d’après les documents que nous avons (des tablettes administratives), elle servait à la gestion des palais royaux. Cette écriture disparut avec la société qu’elle accompagnait. Bien plus tard, au début du VIIIe siècle av. J.-C., les Grecs, sans doute pour le commerce d’abord, avaient adapté une écriture sémitique et en avaient fait leur alphabet. Mais la poésie était restée quant à elle orale, liée aux circonstances où on la récitait, dans des banquets ou dans de grands festivals rituels en l’honneur d’Apollon, de Poséidon ou d’Athéna.

Pour cette exploration, qui mobilisa la linguistique, la philologie et aussi l’anthropologie et l’histoire, tout partit de la thèse qu’un Américain, Milman Parry, soutint à Paris en 1928 devant Antoine Meillet, qui avait développé une linguistique de la langue comme activité. La thèse portait sur les épithètes formulaires qui abondent dans les poèmes (« aux pieds légers » pour Achille, « couleur de vin » pour la mer, « qui se plaît à la foudre » pour Zeus). Parry y voyait une des clés du mécanisme de la composition épique. En 1933-1935, il alla tester ses hypothèses sur le terrain en enquêtant avec son ami Albert Lord sur les récitations des chanteurs épiques, les guslari, encore en activité en Serbie et au Monténégro. La lecture d’Homère en fut transformée. La notion de tradition prenait corps. Il ne s’agissait plus de morceaux de texte plus ou moins bien assemblés, mais de la permanence et du développement d’un savoir-faire linguistique et poétique hérité, qui avait permis aux aèdes de mobiliser leur savoir, mythes, expressions formulaires, modes d’organisation des récits, pour réaliser une performance en développant chaque fois le même texte, mais de manière différente, en fonction de leur public. Un nouveau champ de questions s’est alors ouvert : comment était-on passé de cette performance orale, où l’improvisation, la variation avaient leur part, à la constitution d’ensembles poétiques structurés et écrits ? Comment s’articulent historiquement mais aussi conceptuellement ces deux moments ?

On est là encore confronté à des accentuations différentes selon les interprètes, qui insistent ou bien sur la mouvance des textes en fonction des publics, ou sur les éléments formels et thématiques qui construisent des unités larges dans les textes homériques. La question ne sera sans doute jamais close, faute d’évidence indiscutable. Elle gagne à ne pas se figer dans des thèses tranchées, qui privilégient ou bien une tradition anonyme se déroulant comme un long fleuve tranquille, ou bien, par un retour à des idées anciennes que l’on observe actuellement en Angleterre, un auteur souverain, même s’il ne s’appelle pas Homère, car ce nom serait, nous dit-on, celui d’un ancêtre mythique, une invention due à des poètes plus tardifs, du VIe siècle av. J.-C. – il semble bien en réalité qu’Hésiode, poète de la fin du VIIIe siècle av. J.-C., ait connu et analysé ce nom, qui, pour lui, désignait une autorité. C’est même le seul nom de poète qu’il mentionne (à part le sien) : Homère est, à ses yeux, « l’assembleur », celui qui harmonise (Théogonie, v. 39).

La question est plutôt : qu’est-ce qui a fait tradition ? Pourquoi, à partir de quand les Grecs se sont-ils massivement passionnés pour ces poèmes ? Qu’y trouvaient-ils de nouveau au point de les célébrer religieusement ? Pour Hésiode, qui vient une génération après, Homère est déjà la référence, ce qu’il reprend, pour s’en libérer et lui opposer une autre manière de concevoir le mythe, les dieux, le monde politique.

« Homère » signifiait ainsi dès l’origine un événement décisif, que ce nom renvoie à l’un des aèdes qui récitaient et composaient l’Iliade et l’Odyssée dans la Grèce d’Asie Mineure du VIIIe siècle av. J.-C., ou (plutôt) qu’il soit seulement une référence que ce groupe se donnait pour être identifié. Cet événement était sans doute une manière nouvelle de faire l’épopée, d’où son énorme succès.

Et de fait, « Homère » ne se contentait pas de donner sa propre version des histoires d’Achille et d’Ulysse, comme l’avaient fait ses prédécesseurs et comme le supposent beaucoup d’interprètes modernes. Il ne se contentait pas de raconter des mythes, mais s’interrogeait sur leur sens, sur leur actualité pour son public. Pour cela, il avait choisi dans la masse des histoires existantes un point, un épisode de crise violente, la colère ravageuse d’Achille, l’isolement d’Ulysse, et à partir de cette crise qui mettait en péril la cohérence des ordres humain et divin, il avait recomposé l’histoire des dieux et des héros en élaborant de longs poèmes monumentaux. Cette poésie était aussi réflexive que narrative. Si Homère peut sembler disparate, c’est qu’il (ou plutôt le groupe qui porte son nom) se proposait non pas de raconter une histoire linéaire mais de convoquer ce que la tradition avait dit pour en tester la pertinence à partir de la crise radicale qu’il avait choisie comme thème.


Par Pierre Judet de La Combe dans "Le Figaro Histoire", aoút/septembre 2018, n.39, France, pp.60-67.  Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.



Pierre Judet de La Combe, helléniste, spécialiste de philologie classique et de la tragédie grecque. Est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche émérite au CNRS.




No comments:

Post a Comment

Thanks for your comments...