1.05.2019

L’ÉPOPÉE DES CROISADES


Naguère célébrées comme un grand moment de l’histoire de France, aujourd’hui dénigrées au nom du multiculturalisme, les croisades ne sont plus au goût du jour. Refusant la légende dorée comme la légende noire, les historiens nous aident à comprendre cette grande aventure collective.

Le bilan des croisades est mince », affirme, dans un article critique, un récent Dictionnaire de l’Histoire de France (Larousse, 2006). A l’inverse, l’Histoire de France publiée avant 1914 sous la direction d’Ernest Lavisse consacrait 25 pages aux croisades. En dépit de ses réserves sur l’action du pape et des seigneurs, « l’instituteur national » de la IIIe République (expression de Pierre Nora) ne craignait pas d’intégrer cet épisode aux gloires nationales : « La première croisade, c’est la France en marche ; il faut la suivre jusqu’en Orient. »

Quel contraste avec aujourd’hui ! Sur fond de multiculturalisme et de mauvaise conscience européenne, les croisades sont le plus souvent dépeintes comme une agression perpétrée par des Occidentaux violents et cupides à l’encontre d’un islam tolérant et raffiné… La vision d’autrefois, simplificatrice à l’excès, entretenait un mythe qui ne rendait pas compte de la réalité. Mais la repentance actuelle, érigée en système, ne constitue pas un meilleur guide historique. Les croisades forment un mouvement qui s’est étalé sur plusieurs siècles et qui a recouvert des épisodes contradictoires. Pour être comprises dans toute leur complexité, elles doivent par conséquent être abordées sans idées préconçues.

Le 27 novembre 1095, au concile de Clermont, en Auvergne, le pape Urbain II lance un appel à la chrétienté. En Terre Sainte, explique-t-il, de nombreux chrétiens « ont été réduits en esclavage », tandis que les Turcs détruisent leurs églises. Evêques et abbés réunis autour du souverain pontife doivent alors exhorter « chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, à se rendre au secours des chrétiens et à repousser ce peuple néfaste [les Turcs]. » A Limoges, Angers, Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Toulouse et Carcassonne, Urbain II, qui est issu de la noblesse champenoise, renouvel le son appel à l’intention des « Francs », leur promettant, en récompense de leur engagement, « la rémission de leurs péchés ». Pourquoi cet appel ?

Au VIIe siècle, les cavaliers musulmans s’emparent de Jérusalem et de territoires qui étaient le berceau du christianisme. Au gré des circonstances et des souverains en place, les chrétiens de la région, réduits au statut de dhimmis, voient leur condition évoluer dans un sens tantôt défavorable, tantôt favorable. Au IXe siècle, les califes abbassides, plutôt tolérants, concèdent à Charlemagne la tutelle morale sur les Lieux saints. Le pèlerinage en Terre sainte, pratique prisée des chrétiens d’Europe, en est facilité. En 1078, cependant, les Turcs seldjoukides, récemment convertis à l’islam et vainqueurs des armées byzantines à Manzikert (1071), chassent de Jérusalem les Fatimides qui s’y étaient installés un siècle plus tôt. Devenus dangereux, les pèlerinages à Jérusalem s’interrompent. En 1073, l’avancée des Turcs jusqu’au Bosphore avait déjà incité l’empereur byzantin Michel VII à appeler au secours le pape Grégoire VII. En 1095, Alexis Ier Comnène renouvelle cette demande auprès d’Urbain II. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’appel lancé à Clermont par le pape. Ce dernier espère une réconciliation avec l’Eglise d’Orient, en rupture avec Rome depuis l’excommunication du patriarche de Constantinople en 1054.

Le terme de croisade que nous employons pour désigner l’épopée qui va suivre est anachronique : le mot apparaît épisodiquement vers 1700 et s’imposera dans les manuels scolaires des dernières années du XIXe siècle. Ceux que nous appelons les croisés qualifient en réalité leur expédition de pèlerinage, de passage, de voyage outre-mer. L’historien Jacques Heers montre en outre que le pèlerinage n’est pas une « guerre sainte » prêchée à toute la chrétienté, car la papauté est alors une puissance incertaine, en conflit avec l’empereur d’Occident et le roi de France.

Le pape a fixé le départ au 15 août 1096. Avant cette date, des bandes partent du nord de la France et de l’Allemagne en suivant des prédicateurs improvisés tel Pierre l’Ermite. Le 1er août 1096, ils sont à Constantinople. Maintenue hors la ville, la colonne franchit le Bosphore. Dès le 10 août, cette troupe mal armée se fait massacrer par les Turcs. Les survivants ne reprendront leur marche qu’à la suite de la croisade des barons.

En Europe, quatre grandes armées se sont formées. Flamands, Lorrains et Allemands ont suivi Godefroy de Bouillon. Les Provençaux, terme qualifiant les seigneurs de tous les pays d’oc, sont entraînés par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Normands et seigneurs du nord de la Loire sont regroupés derrière Robert Courteheuse, duc de Normandie, et son beau-frère, Etienne de Blois. Quant aux Normands de Sicile, ils sont guidés par Bohémond de Tarente et son neveu Tancrède. En tout, 30 000 hommes réunis à Constantinople en mai 1097. Ils ne parlent pas la même langue mais, les Francs étant nombreux parmi eux, les croisés seront désignés ainsi. Après avoir pris Nicée et Antioche, ils progressent lentement en raison de la résistance de leurs adversaires et des rivalités entre les chefs. En juin 1099, le siège est mis devant Jérusalem, que les Egyptiens ont arrachée aux Turcs l’année précédente. Le 15 juillet, la cité tombe aux mains des chrétiens.

En entrant dans la ville, les barons chrétiens pillent et tuent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. La légende noire des croisades y voit la preuve de leur injustifiable violence. C’est oublier que les croisés se sont conduits comme tous les guerriers d’alors : les Turcs, le 10 août 1096, ont massacré 12 000 pèlerins de la croisade populaire, tout comme les Egyptiens, le 26 août 1098, ont anéanti les défenseurs de Jérusalem.

S’agit-il d’un conflit entre chrétiens et musulmans ? Cela peut être interprété ainsi a posteriori, mais dans les textes de l’époque, les mots « musulman », « islam » ou « Mahomet » n’apparaissent nulle part. Les croisés ne savent rien de la religion de leurs adversaires, qu’ils qualifient de « païens », d’« infidèles » ou de « mécréants ». « L’idée de l’islam, observe Jean Richard, grand spécialiste des croisades, c’est-à-dire d’un ensemble à la fois politique et religieux, était étrangère à la pensée occidentale d’alors. »

Après la prise de Jérusalem, un royaume latin est institué. Godefroy de Bouillon en prend la tête avec le titre d’avoué du Saint-Sépulcre ; quand il meurt, quelques mois plus tard, son frère Baudouin le remplace. D’autres Etats chrétiens sont créés : la principauté d’Antioche, le comté d’Edesse, le comté de Tripoli. Or, leur fondation ne figurait pas dans les plans primitifs du pape. Dès la prise de Jérusalem, les croisés sont retournés massivement en Europe. Ceux qui sont restés sont isolés, car jamais les établissements francs ne seront des colonies de peuplement. Aussi le but de toutes les croisades postérieures à celle de 1096 – on en distingue traditionnellement sept autres, de 1147 à 1270, mais ce n’est qu’un classement rétrospectif et incomplet - ne sera-t-il jamais que de secourir les Etats latins implantés en Orient. Dorénavant, des enjeux temporels sont en cause. Après l’élan mystique, une autre logique s’enclenche : elle est politique, elle est militaire.

Les Etats latins d’outre-mer n’ont pas survécu après 1291, date de la chute aux mains des Egyptiens de Saint-Jean d’Acre, la dernière citadelle chrétienne du Levant. Les croisades ont englouti de nombreuses vies humaines et de grandes richesses. Sauf pour les villes marchandes d’Italie (Venise et Gênes), leur apport économique a été faible. Du point de vue de l’histoire longue, les croisades s’inscrivent dans le prolongement d’un conflit entre l’Europe et l’Asie, conflit apparu entre Grecs et Perses à l’époque de l’hellénisme classique, repris entre l’Empire romain et les Parthes, poursuivi entre Byzance et les musulmans. Si elles ont profondément divisé le monde chrétien après la première croisade et surtout la prise de Constantinople en 1204, elles ont offert à l’Empire romain d’Orient, comme le soulignait le grand historien René Grousset, un répit de trois siècles et demi face à la menace turque, et apporté un certain allègement du péril barbaresque dans la Méditerranée occidentale.

Les croisades, quoi qu’on en pense, illustrent le dynamisme européen à l’époque médiévale. Une autre conséquence de leur échec final aura été de reporter vers l’ouest et le sud l’effort des Occidentaux, bloqués au Moyen-Orient par la résistance des pays musulmans : la Reconquista espagnole annoncera l’expansion européenne vers l’Amérique, les Indes et même le Japon.

A côté de ces considérations géopolitiques, il reste l’exigence religieuse des croisades, que Jean Richard définit comme « des entreprises d’une étonnante ampleur, sources de sacrifices, d’épreuves, mais aussi d’un enrichissement spirituel difficilement mesurable, et qui demeurent l’un des épisodes majeurs de l’histoire européenne ». De cette magnifique aventure, en dépit de ses ombres, il n’y a donc pas à rougir.

DES HOMMES GUIDÉS AVANT TOUT PAR LEUR FOI

Partir pour la croisade, pour les Latins de 1096, c’est partir délivrer les Lieux saints afin d’aider les chrétiens d’Orient et de rendre de nouveau possible le pèlerinage au Saint-Sépulcre, rite de pénitence par excellence dans cette époque de chrétienté. Car le pèlerinage en Terre sainte suppose conversion, pauvreté volontaire, participation aux souffrances du Christ, contact physique avec les lieux où ont vécu Jésus et les premiers apôtres.

L’accomplissement de ce voeu vaut une indulgence plénière, ce que les chrétiens de l’époque, pénétrés de la nécessité du salut de leur âme, prennent très au sérieux. Il faut imaginer un voyage à pied ou à cheval, au XIe siècle, depuis l’Europe jusqu’à la Palestine : des milliers de kilomètres à parcourir sur un itinéraire incertain, en traversant des contrées hostiles, en affrontant la faim et la soif, et pour se diriger vers un pays dont les pèlerins ignoraient tout. Pour les gens du peuple, l’aventure relevait de la folie. Pour les seigneurs également, avec en prime pour eux un risque financier, car ils devaient entretenir sur leur cassette les soldats et les pauvres qui les accompagnaient. La croisade a ruiné de nombreux seigneurs qui ont dû emprunter ou vendre des biens fonciers afin d’équiper leurs compagnies. Est-ce l’appât des terres qui les a attirés ? Même pas : l’historien Jacques Heers montre que de larges étendues étaient encore en friche en Occident, bien plus accessibles. Aucun doute, ce qui a poussé les premiers croisés à partir, c’est la foi.

SUR LA ROUTE, BARONS ET “PAUVRES GENS”

L’appel du pape Urbain II, au concile de Clermont, concernait explicitement les seigneurs qu’il fallait inciter à partir délivrer Jérusalem les armes à la main. Cette « croisade des barons » devait toutefois être précédée d’une « croisade des pauvres gens », cohorte décimée par les Turcs après son passage devant Constantinople.

Telle est la version simplifiée de l’histoire que l’on trouve dans tous les livres. Le médiéviste Jacques Heers, dans son 'Histoire des Croisades', souligne qu’il s’agit partiellement d’un mythe. Tout d’abord parce qu’il n’y eut pas seulement deux expéditions en 1096, mais six ou sept. Ensuite parce que, si les quatre armées des barons étaient réellement conduites par des princes ou des hauts féodaux, les « pauvres gens » n’étaient pas abandonnés à eux-mêmes.

A leur tête, on trouvait des guides désignés par les curés ou les confréries de pèlerinage, guides qui étaient déjà allés en Orient et qui connaissaient le chemin et ses pièges. Les groupes dirigés par les barons, par ailleurs, ne se composaient pas exclusivement de nobles et d’hommes d’armes. Des pauvres les suivaient et se mêlaient à eux sur la route.

Aux haltes, ils étaient nourris aux frais des barons. L’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, nommé légat du pape, incitait les seigneurs à aider les plus faibles : « Nul d’entre vous ne peut être sauvé s’il n’honore et réconforte les pauvres. »

BYZANCE, ALLIÉE ET VICTIME

Depuis le VIIe siècle, l’Empire romain d’Orient s’est battu sans relâche contre les musulmans, Perses, Arabes et Turcs grignotant son territoire. Mais les Byzantins avaient pour habitude de recruter des mercenaires allemands, flamands, varègues et normands. Aussi ne comprenaient-ils pas la mentalité des croisés qui surgirent devant Constantinople, en 1096, et qu’Anne Comnène, la fille du basileus (empereur), décrira comme des barbares grossiers et cupides.

Après quelques décennies de coopération forcée, au nom de la solidarité entre chrétiens, les rapports se dégradent progressivement entre Latins et Byzantins. En 1204, lors de la quatrième croisade lancée par le pape Inoccent III, l’incendie puis le pillage de Constantinople par les croisés durant trois jours au cours desquels ils dérobent entre autres trésors les antiques chevaux de Saint-Marc (ils sont envoyés à Venise pour orner la façade de la basilique) creusera irrémédiablement la fracture entre la chrétienté d’Occident et la chrétienté d’Orient. Plus tard, les conciles d’union (Lyon en 1274 et Florence en 1439) n’y feront rien. La prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, mettra fin à l’Empire romain d’Orient.

LES CROISÉS VUS D’EN FACE

Les croisades n’ont pas constitué un affrontement de bloc à bloc. Les chrétiens, comme les musulmans, ont été divisés : des combats ont opposé des chrétiens à d’autres chrétiens, des musulmans àd’autres musulmans. On a même vu des tribus musulmanes s’allier aux croisés, et certains chrétiens d’Orient préférer le service de princes musulmans. Les deux siècles de présence franque ont aussi compris des périodes de paix au cours desquelles on a vu chrétiens et musulmans coexister. Néanmoins, les croisades ont été ressenties en Orient comme une attaque, à l’instar de la reconquête byzantine du Xe siècle en Palestine. Elles ont, par conséquent, globalement creusé le fossé qui séparait chrétiens et musulmans.

Pour leurs adversaires, les croisés étaient des Francs, définis plus par la race que par la religion. Les croisades ont revivifié l’esprit du djihad. Celui-ci, dont le but est universel – combattre les nonmusulmans jusqu’à la soumission de la terre entière à Allah –, ne peut pourtant être comparé à la croisade, dont le but premier est limité à la délivrance du Saint-Sépulcre.

DERNIERS RÊVES, DERNIERS FEUX

En 1248, Saint Louis part d’Aigues-Mortes pour l’Egypte : ce sera la septième croisade, provoquée par la perte de Jérusalem et la défaite des Latins à Gaza. D’abord vainqueur à Damiette et à Mansourah, le roisera fait prisonnier après que la peste eut ravagé son armée. Il ne rentrera en France qu’en 1254. En 1270, Saint Louis se croise à nouveau. Parti d’Aigues-Mortes, il débarque près de Tunis. Mais à peine débarquée, son armée est décimée par une épidémie de dysenterie ou de typhus à laquelle il succombe lui-même le 25 août 1270. Les croisés rembarquent, mais la destruction de leur flotte par une tempête, en Sicile, les empêchera de poursuivre vers la Terre sainte. Les survivants n’auront qu’à rentrer en France. Cette huitième croisade – la dernière – s’achevait sur un échec total. Et annonçait une nouvelle époque : vingt ans plus tard tomberaient les derniers établissements chrétiens de Tyr et d’Acre. Paradoxalement, comme le souligne Xavier Hélary dans son étude très fouillée de la dernière croisade*, la royauté française en tirera un avantage : la mort du roi, les bras en croix sur son lit de cendres, offrira à la dynastie capétienne son premier saint.

Par Jean Sévillia dans "Le Figaro Magazine", 12 aoút 2016, France, pp.26-35.  Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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