4.02.2016

DE LA VIGNE AU VIN: 8000 ANS D'IVRESSE


La première goutte de vin a coulé bien loin des Côtes du Rhône et des pentes du Médoc. C'était sans doute en Iran, sur le site de Haiji Firuz Tepe, au nord des montes du Zagros, il y a 7500 ans. Là-bas, des archéologues on étudié un dépôt rougeâtre au fond d'une jarre: des résidus d'acide tartrique, un des principaux composants du vin. Les premiers viticulteurs vivaient donc au Proche-Orient, á la croisée des mondes indiene à l'est, et anatolien à l'ouest. Nous sommes là dans le berceau de la civilisation indo-europèenne, celle qui a donné plus tard les peuples latins, grecs, slaves et encore cestes. En somme,le vin et nous partageons la même origine, nous somme cousins. Rein d'étonnant à ce que les Français - qui avalent 1,3 verre de vin par jour en moyenne - trinquent souvent à Bachus: c'est atavique! "Le histoire du vin résume notre histoire, explique l'archéologue Matthieu Poux sur France Culture en décembre 2011. Son invention est pratiquement concomitante de celle de la civilisation. Sa diffusion accompagne la diffusion de agriculture de l'écriture, de l'urbanisation...! poursuit-il. Le nectar enivrant a donné naissance à des rites religieux, des légendes, des recettes. Il était si important aux yeux des pharaons que le signe hiéroglyphique qui désigne la vigne est attesté dès le début de l'écriture. Mais le vin a aussi suscité le premier système monétaire de Gaule et est devenu un moyen de socialisation dans la France médiévale, via les tavernes. Bref, le vin, qu'on en boive ou pas, faix partie de notre identité! Après les hauts plateaux iraniens, la viticulture se répand en Mésopotamie, en Egypte, en Grèce, à Rome et arrive enfin en Gaule vers le VI siècle avant J..C. Au départ, c'est une affaire de colons.

Les premières vignes sont plantées par les Grecs de la colonie de Massalia (future Marseille). Les autochtones, Celtes de Gaule, y prennent rapidement goût. Connairement aux Grecs et aux Latins, ils boivent le vin pur, sans le couper à l'eau, ce qui booste la demande. Des amphores pleines de vin méditerranéen voyagent sur les fleuves et les routes de Gaule, poussantjusqu'à la lointaine Armorique. Pour faciliter ces échanges, les Gaulois vont carrément adopter vers 100 avant J.C. un système monétaire. Ils échangent du vin italien contre des pièces d'or et d'argent dont l'étalon est calé sur la monnaie grecque et romaine. La «Zone du denier> est une des plus anciennes zones de libre-échange d'Europe!

UNE BOISSON "MADE IN EMPIRE ROMAIN"

Mais au fait, pourquoi les Anciens boivent-ils du vin? Ce breuvage fait pour eux office de liant social, accompagnant quasiment tomes les grandes occasions de leur vie. En politique, les banquets arrosés servent à sceller des alliances. Dans le monde du travail, les ouvriers des chantiers sont rémunérés en vin. Mais c'est dans la sphère religieuse que son rôle est le plus prégnant. Il est omniprésent dans les mythes fondateurs. La Genèse raconte qu'immédiatement après le Déluge, Noé "commença à cultiver la terre, et planta de la vigne". Le vin est partout symbole de vie et de fertilité, et c'est pourquoi sa célébration donne lieu à des débordements comme les bacchanales, les orgies débridées de Rome. Les Gaulois, eux, ont une tout autre vision des choses puisqu'ils assimilent le vin au sang, liquide sacré par excellence. S'ils le boivent pur, c'est que couper du sang avec de l'eau constitue un tabou religieux. Ils s'en seraient même servis pendant leurs banquets sacrificiels.

Les archéologues ont mis au jour, sur plusieurs sites en France, des amphores enfouies à côté de restes sacrificiels, comme des crânes d'humains ou d'animaux. Le col de ces céramiques avait été sabré à coups de lame, ce qui prouve que l'amphore était traitée comme un humain à sacrifier: cdécapitée» violemment, son sang (en fait, le vin) était répandu sur le sol pour satisfaire les dieux.

Avec la conquête des Gaules par César, le vin devient le cheval de Troie de la culture latine. En s'enivrant, le Gaulois se romanise. Certaines tribus s'effraient du processus, comme les Nerviens, au nord, qui vont jusqu'à refuser totalement d'en boire, par esprit de résistance. C'est César qui raconte, dans La Guerre des Gaules : "lls n'acceptaient pas qu'on importât chez eux la moindre quantité de vin ou d'autres produits de luxe, parce qu'à leur avis cela amollissait leurs âmes et relâchait leur courage." Vaine bravade. La boisson "made in Empire romain" continue d'inonder le marché. Les marchands débarquent 120000 à 150000 hectolitres chaque année, les colons implantent des vignobles en région transalpine. En Narbonnaise, en Aquitaine, les quantités produites dépassent les besoins locaux; le commerce s'organise. C'est à cette époque que les Gatùois inventent des amphores à fond plat pour transporter la production. Bientôt, les cépages gaulois, comme l'allobrogica au gofit de résine calcinée, sont exportés vers Rome. Ça y est, le vin a changé les Celtes en Latins!

AVOIR UN VIGNOBLE, UN SIGNE DE PRESTIGE

Après la chute de l'Empire romain d'Occident, en 476, la viticulture souffre des invasions barbares. Elle perdure néanmoins grâce à l'élite, soucieuse de revendiquer l'héritage culturel des Anciens. Les envahisseurs y prennent goût. Nombre de sépultures de chefs francs contiennent des vases vinaires; et les Vikings s'abreuvent aux banquets des crus pillés dans les caves de leurs victimes. Le christianisme, reprenant la métaphore sanguine, fait du vin un élément incontournable de sa liturgie. Pour les catholiques, le vin devient vraiment le sang du Christ lors de la transsubstantiation. Jusqu'aux XII et XIII siècles, toute fondation chrétienne s'accompagne de l'implantation d'un vignoble. Par imitation, les grands laïcs, même d'origine franque ou barbare, cultivent le vin. Lors des banquets, l'offrande sanctionne une alliance; quantité et qualité du breuvage attestent le prestige de l'hôte. Même les petits seigneurs et bourgeois se font viticulteurs en signe de réussite sociale.

Le vrai tournant se produit au XIII siècle, quand le vin devient indissociable de la cultme française, autant pour l'élite que pour le peuple. Le marché du vin devient cie plus grand commerce médiévah, estime l'historien Yves Renouard. La taverne, ancêtre de nos bistrots, s'installe dans le paysage des villes
françaises. Au XV siècle, Paris compte près de 4000 "antichambres du diable", comme disent les moralistes. Dans les foyers, il est jugé nécessaire à une bonne alimentation, d'autant que l'eau est rarement potable et doit être coupée au vin! Sa consommation entérine un rituel de partage, familial ou de voisinage. Refuser un verre est perçu comme injurieux, susceptible de provoquer des rixes ou des duels. On boit chaque jour 2 à 3 litres d'un vin titré à 8 degrés, par convention comme par soif- et du frais, même en hiver! A cette époque fleurissent des expressions concernant l'ivresse, comme la très imagée "être plus ivre qu'une soupe", c'est-à lire être plus imbibé qu'une tranche de pain dans le vin ...

Dès la fin du XVII' siècle, les élites investissent dans la terre et le matériel de production, provoquant un peu partout - en Aquitaine notamment- une "fureur de planter", selon l'expression de Oaude Boucher, intendant de Bordeaux sous Louis XV. Dans les seigneuries, les domestiques consomment les fonds de carafes, apprenant ainsi à fàire la différence entre un petit vin, un vin de terroir et un grand cru. Ils finissent par diffuser une nouvelle manière de boire. Le vin est ano·é pour de bon dans les moeurs.

Aujourd'hui, champagne, bourgogne, médoc et pinot sont les ambassadeurs de la culture française. C'est oublier un peu vite que "notre" champagne vient en réalité d'outre-Manche. Le moine bénédictin Dom Pérignon a perfectionné une technique anglaise pour rendre le vin pétillant, en ajoutant des épices, du sucre ou des mélasses avant de le mettre en bouteille (1668). Quant aux fameux verres à pied et aux tasses à vin servant à goûter la boisson -les tastevins, de l'anglais taste (goûter)-, on les doit aussi à nos voisins.

Bref, le vin est le fruit d'un métissage. Chaque gorgée nous rapproche de nos lointains ancêtres du Proche-Orient qui foulaient avec leurs pieds les premières grappes de raisin cultivé. Plus tard, il fut apprécié et chanté par les poètes de toutes obédiences, chrétiens, musulmans et juifs. Il est un trait d'union entre les cultures. A la vôtre!

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Les premiers vins étaient-ils blancs ou rouges?

En Egypte ancienne, les vins blancs liquoreux dominaient largement, plus faciles à fabriquer et à conserver sous ce climat. Vers 1274 avec J.C., le frère de Ramsès aurait ainsi fêté sa victoire à la bataille de Qadesh avec du blanc en provenance de la ville d'lmaou, en basse Egypte. Pour le fabriquer, les Egyptiens foulaient le raisin et laissaient fermenter le jus recueilli en clair, en ayant pris soin auparavant d'ôter les éléments du marc (la peau, la pulpe et les pépins des raisins). Théoriquement, cette méthode ne permet pas d'obtenir la couleur rouge, puisque c'est le contact du jus fermenté avec les tanins du marc qui rougit le nectar.

Théoriquement. Car des égyptologues, à commencer par Champollion lui-même, ont longtemps été intrigués par les représentations de vin foncé sur des fresques.

En 2004, une équipe scientifique, guidée par Maria Rosa Guasch-Jané, identifie des pigments rouges sur les jarres de la tombe de Toutankhamon. Après analyse physique, elle parvient à isoler un dérivé de la malvidine, un composé organique que l'on trouve dans le vin rouge. CQFD: les Egyptiens maitrisaient les vins rouges et blancs.

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Avec ou sans épices, comment le buvait-on?

Les Grecs anciens prisent les crus des îles, doux, passeriliés (dont la concentration en sucre est élevée) et longuement vieillis. Rouges, rosés ou blancs, ils sont souvent épais, sirupeux et contiennent des traces d'impuretés. C'est pourquoi ils sont coupés au miel, aux épices ... ou à l'eau de mer. Les hommes du Moyen Age se réapproprient les recettes du Romain Pline l'Ancien pour confectionner de l'hypocras, un vin contenant de la cannelle et des épices. Selon les goûts, on y met du gingembre, des clous de girofle, du poivre long, de la noix de muscade, de la cardamome ... Revigorant! En 1307, le médecin catalan Arnaud de Villeneuve recommande ce breuvage à ses patients dans son traité Regiment de Sanitat(Règles de santé). Tous les autres vins se boivent frais, même en hiver! Les pots et cruches en céramique flottent en permanence dans un rafratchissoir, une cuvette pleine d'eau froide.

Par Fabien Trécourt et Cyrielle Le Moigne-Tolba dans "Ça M'Intéresse" France", septembre-octobre 2012,  Nº 14, pp.15-21. Numérisée, adapté et illustré par Leopoldo Costa.

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