4.06.2016

LA SOCIÉTÉ EN RUSSIE AU XVII SIÈCLE


Le servage, officialisé en Russie au XVIIe siècle, permettait aux propriétaires d'acheter et de vendre les paysans. Leur affranchissement par Alexandre II, en 1861, n'améliora guère leur sort.

Des routes de campagne poussiéreuses, creusées par les charrettes à boeufs et les voitures à chevaux... Des villages composés de huttes aux toits de paille pointus, faites de rondins de bois... Juste à côté de chaque maison, un tas de fumier et, à l'arrière, un petit potager ... Dans ce décor une société archaïque et superstitieuse, aux traditions profondément enracinées, oüle temps s'écoulait selon le rythme immuable des saisons et des fêtes religieuses. Voilà à quoi ressemblait l'essentiel de la Russie tsariste au milieu du XIXe siècle, loin du faste des grandes avenues de Saint-Pétersbourg. Un univers pratiquement inconnu du tsar et de la noblesse. La population russe était encore composée à 80 % de paysans, dont 22 millions de serfs, privés de toute liberté.

Le servage avait été établi formellement en Russie deux siècles plus tôt, pendant le règne d'Alexis I, puis généralisé par son fils, Pierre le Grand. Les serfs appartenaient à des propriétaires qui pouvaient les vendre, les donner ou les mettre en gage. Une jeune paysanne coütait environ 25 roubles. un lévrier de race valait, lui, 120 paysannes... Ces seigneurs mariaient de force garçons et filles s'il n'y avait pas assez de naissances. Ils pouvaient également arracher les jeunes hommes à leur village pour les envoyer à l'armée. Les seigneurs faisaient enfin fonction de juges et prélevaient des taxes sur les récoltes. Tous les propriétaires ne roulaient pas sur l'or il existait des milliers de hobereaux reaux appauvris, qui vivotaient misérablement dans leur hutte tout comme les autres habitants du village. Ce qui semblait effarant aux yeux des paysans, c'était la vie des grands propriétaires qui possédaient plus de mille serfs et qui résidaient en ville.

Les serfs cultivaient deux sortes de champs : l'un pour leur compte propre et l'autre pour le propriétaire, auquel ils consacraient de deux à quatre jours par semaine. En cas de rendement trop faible, le propriétaire exigeait une redevance annuelle de 80 à 120 roubles. Pour réunir cette somme, les familles fabriquaient paniers, roues, objets en cuir savons ou couteaux, qu'elles vendaient au marché. Certains serfs étaient autorisés à gagner quelques roubles supplémentaires comme colporteurs ou bateliers.

Eté comme hiver le chou constituait faliment de base

La vie des paysans était également régie par la communauté villageoise, l'"obchtchina". Son rôle était, entre autres de s'assurer que l'impôt collectif dû par le village soit payé au seigneur. En cas de défaillance d'un paysan, les autres familles compensaient la somme manquante. Le conseil du village, le "skhod", où étaient représentés les chefs de fanùlle, veillait à l'entretien des routes, ponts, églises et silos. ll déterminait aussi la rotation des cultures et répartissait année après année les champs à cultiver - de manière à ce qu'une famille ne se retrouve pas tous les ans avec une parcelle peu fertile. Le "staroste" , le plus ancien élu, représentait le village à l'extérieur, en particulier auprès du seigneur.

Hormis ces règles sociales, la vie à la campagne s'organisait suivant les cycles de la nature, dont le calendrier religieux se faisait récho. L'hiver se terminait le 23 avril, le jour de la Saint-Georges, protecteur du bétail. La neige avait alors fondu, les routes é taient à nouveau praticables. Sous le soleil encore frais du printemps, le prêtre du village faisait la tournée des étables et des écuries pour bénir vaches, chevaux et moutons, avant leur première sortie de l'année. Puis il invoquait la protection de Dieu avant que les hommes ne se mettent au travail Les paysans labouraient la terre à raide de charrues généralement tirées par des boeufs.

Les femmes étaient en charge des potagers. Certaines familles réservaient un champ séparé à l'un des légumes les plus importants: le chou, mangé cru en été et conservé en saumure pour en faire du "chtchi", la fameuse soupe, en hiver. Aliment de base, le chou protégeait vaille que vaille (notamment grâce à son abondante vitamine C) de la malnutrition et des maladies qui en découlaient.

Après le 29 juin, date de la fête des apôtres Pierre et Paul les hommes coupaient l'herbe. Une semaine plus tard, à l'occasion d'une autre fête religieuse, débutait la récolte des céréales. En général elle suffisait à peine pour fournir le pain d'une année et, par surcroît les semailles de fannée suivante. En août, récoltes et cérémonies continuaient à s'égrener. Ce mois-là, on bénissait les ruches à miel puis on priait avant la cueillette des fruits. Enfin, le prêtre bénissait les semailles du seigle d'hiver.

"Nous allons assommer les seigneurs", chantait-on en choeur

A ce climat de religiosité exacerbé se mêlait une sourde contestation. Dans les réunions de famille, des chansons subversives circulaient. comme celle-ci : "Nous allons assommer tous les seigneurs, mais nous ne sommes pas des assassins. Nous ne sommes ni des voleurs, ni des criminels. Nous sommes les amis et vengeurs de Rasin." Ces strophes faisaient référence à Stenka Rasin, un chef cosaque qui avait lancé un mouvement de révolte en Russie entre 1667 et 1671.

Presque 20000 hommes l'avaient alors suivi dans ses expéditions. Il avait partagé équitablement son butin entre eux et promis la liberté à tous les serfs, avant d être finalement attrapé et écartelé en place publique à Moscou en 1671. Mais son souvenir était resté vivace dans les profondeurs de la Russie.

L'hiver revenu, lorsque les tempêtes de neige balayaient la campagne, l'univers des paysans se réduisait à leurs cabanes. Y vivaient souvent des arrière-grands-parents aux enfants, huit à dix personnes dans une pièce de 15 à 30 mètres carrés. Des planches de bois fixées le long du mur servaient de lit à tous ceux qui n'avalent pas de place par terre. Des paniers étaient accrochés au plafond avec, à l'intérieur, les nourrissons qui suçotaient de petits sacs de tissu remplis de bouillie ou de miettes de pain premâchées.

Le poêle occupait environ un quart de l'espace Les femmes s'en servaient pour faire cuire le pain au levain et le gruau de sarrasin. On y étendait son linge ou on y faisait sécher les céréales. Le poêle était censé abriter le "domovoy", l'esprit de la maison. Le bonheur de chacun dépendait de son bon vouloir. De bonne humeur; il apaisait les bêtes, par exemple Dans le cas contraire, il perturbait les travaux manuels des femmes ou cachait les outils des hommes. Pour l'amadouer, on déposait alors un oeuf ou du pain sur le fourneau.

L'hiver était aussi la saison des mariages. Les couples s'unissaient tôt, l7 ans pour les femmes et 19 ans pour les hommes. La coutume voulait que la jeune mariée rejoigne la famille de son mari. Et dans ce nouveau foyer, de lourdes besognes l'attendaient : corvée de bois, d'eau. de cuisine, soins au bétail, traite des vaches... Et il fallait bien sûr faire des enfants. Les femmes enceintes travaillaient jusqùaux premières contractions et la plupart des bébés naissaient dans les champs, dans les étables ou sur un tas de foin. Les mères ne se reposaient que deux ou trois jours, avant de retourner aux champs. Elles n'étaient guère mieux traitées que des bêtes. La tradition autorisait ainsi le père de l'époux à abuser de sa belle-fille.

Après son châtiment, je voleur payait sa tournée au village

Des années pouvaient s'écouler sans qu'un représentant de l'Etat ne vienne au village.  En cas de conflit les anciens convoquaient une assemblée. Aux crimine ls était réservé un sort atroce, l'estrapade, supplice qui consistait à les hisser sur un arbre, pieds et poings liés, puis à les faire retomber juste au dessus du sol pour que leurs membres et leur colonne vertébrale se brisent à l'impact. En revanche, les petits délits, comme le vol étaient punis par des humiliations symboliques: il fallait faire le tour du village tout nu ou être promené sur une charrette avec un sac sur la tête, en proie aux coups de bâtons. Puis le coupable devait payer sa tournée de vodka à l'ensemble du village, a lin de sceller la réconciliation. Ainsi la communauté restait soudée, la vie pouvait suivre son cours... et le pouvoir tsariste dormir tranquille. Au XVIII siècle, la seule insurrection d'importance venant des campagnes, celle du petit propriétaire terrien Emelian Pougatchev; avorta en 1774, pendant le règne de Catherine Il. Ensuite, il y eut des révoltes sporadiques, mais sans grand danger pour le régime.

Le 19 février 1861 un événement vint cependant mettre à bas, pour toujours, la routine bien établie des campagnes russes. Le tsar Alexandre II décida d'accorder enfin aux serfs ce qui leur avait été refusé depuis des siècles : la liberté. Un manifeste signé de son nom, rappelant que "l'autorité seigneuriale tombait quelquefois aux mains d'individus exclusivement préoccupés de leurs intérêts personnels" et investissant les paysans de "tous les droits des cultivateurs libres", fut affiché dans tout le pays. On l'annonça dans les églises et sur les places publiques. Le servage était aboli. C'était la fin de 210 ans de privation de liberté. Pour y parvenir, Alexandre II avait dû s'opposer à la noblesse conservatrice aux bureaucrates, à la tradition.

Dans quel but? Le tsar comptait sur l'abolition pour mettre son empire à la hauteur d'une Europe de l'Ouest économiquement puissante. Les millions de paysans affranchis allaient, espérait-il, devenir le moteur d'une économie en plein essor. Il voulait construire des lignes de chemin de fer, réformer l'armée, améliorer le niveau éducatif du peuple bref, sortir la Russie du sous-développement. Dans les grandes villes, le peuple acclama le "Libérateur". A Saint-Pétersbourg, une foule de paysans en liesse défila devant le Palais d'hiver. Les nobles les plus progressistes se joignirent aux affranchis.

Pourtant, à la campagne la déception gagna rapidement les paysans. Ils avaient cru que les terres leur seraient attribuées. Or, le tsar décida de laisser aux seigneurs une grande partie de leurs propriétés. Les paysans devaient continuer à s'acquitter de leurs corvées ou payer une redevance. L'Etat leur proposa des crédits pour l'achat des terres. Pourtant, à la campagne la déception gagna rapidement les paysans. Ils avaient cru que les terres leur seraient attribuées. Or, le tsar décida de laisser aux seigneurs une grande partie de leurs propriétés. Les paysans devaient continuer à s'acquitter de leurs corvées ou payer une redevance. L'Etat leur proposa des crédits pour l'achat des terres remboursables sur 49 ans, alors que leur espérance de vie était d'environ 32 ans. Certains villages se soulevèrent, et on y envoya la troupe.

Pendant les deux années suivant l'abolition du servage, les seigneurs cédèrent une partie de leurs terres aux paysans, mais il s'agissait des terrains les plus arides, sans pâturages pour le bétail ni de forêt pour le bois de chauffage. Le seigneur n'ayant plus le rôle de juge ni de collecteur d'impôt, le gouvernement décida de renforcer le rôle de l'"obchtchina", l'autorité du village. Souvent, les anciens du village gardaient les laissez-passer des paysans, pour les empêcher de partir sans autorisation, de sorte qu'une forme de servitude persistait Malgré cela, petit à petit, la vie se transforma à la campagne. Certains, que l'on appelait les "koulaks" Les "poings") parvinrent à acquérir de nouvelles terres et à faire travailler des voisins plus pauvres qu'eux.

C'est un ancien serf qui assassina le tsar Alexandre Il

Dans les villes, des foyers de contestation se développèrent au sein des universités. Peu après la libération des serfs. Des appels à la création d'une Constitution démocratique, voire au renversement du gouvernement, commencèrent à circuler dans les milieux intellectuels. En avril 1866, un étudiant tenta d'assassiner Alexandre II par balles dans le Jardin d'été de Saint-Pétersbourg, l'accusant d'avoir trompé le peuple. En réaction, le tsar renforça la censure de la presse et limita l'accès à l'université.

Des alliances secrètes se formèrent, notamment parmi certains étudiants qui tenaient l'autocratie pour responsable de tous les maux du pays. Ils se donnèrent le nom de "narodnikis" (les amis du peuple), convaincus que le pouvoir devait revenir aux paysans. Pendant l'été 1874, 2000 d'entre eux firent la tournée des villages pour éveiller les consciences. Mais les paysans, qui ne comprenaient pas toujours les messages de ces étrangers, en dénoncèrent un grand nombre à la police : quelque 700 révolutionnaires furent jetés en prison.

En février 1881, la tension était à son comble. Vingt ans tout juste après l'abolition du servage Alexandre II fut assassiné par un ancien sert; Andrei Jeliabov; chef militaire de l'organisation Narodnaia Volia ("La Volonté du peuple"). Ses deux successeurs, les tsars Alexandre III puis. Nicolas Il défendirent de toutes leurs forces le régime dont ils avaient hérité. La libération des paysans courageusement planifiée mais maladroitement mise en oeuvre, resta la dernière grande réforme du régime tsariste.


Par Kirsten Bertrand (traduction Laurence Le Van) dans "Géo Histoire", aout-septembre 2012, n.04, pp 63-67.  Dactylographié et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.

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