1.04.2019

COMMENT PEUT-ON ÊTRE OTTOMAN?


Pendant près de six siècles, l’Empire ottoman a été marqué par une organisation fortement centralisée, dominée par le sultan. Faute d’avoir su en empêcher le grippage, il n’a pu conjurer un lent et inexorable déclin.

Quelles sont les fonctions du calife et du sultan ?

Héritier du Prophète, « l’ombre de Dieu sur les terres », le calife est investi d’une fonction religieuse. De 661 à 750, les Omeyyades ont été les premiers à porter ce titre à Damas. Le relais a été pris par les Abbassides, à Bagdad, de 749 à 1258. La volonté de ces deux puissantes dynasties arabes de s’arroger le califat dit bien que celui-ci revêt aussi une dimension politique. S’affirmer le chef des croyants sert à renforcer le pouvoir politique. C’est d’ailleurs ainsi que l’ont compris les Almoravides en Espagne, qui revendiquent concurremment cette dignité. Il est vrai que cette prétention s’effondre avec la Reconquista.

A la chute des Abbassides, les Mamelouks, une de leurs branches, ont installé leur pouvoir en Egypte. Dans la continuité de la dynastie mère, les Mamelouks s’approprient le titre de calife. C’est ici qu’interviennent les Ottomans. A la suite des Seldjoukides, issus d’une tribu turque et qui avaient contrôlé un vaste domaine, de l’Iran à l’Asie Mineure, du milieu du XIe siècle à la fin du XIIe siècle, ceux-ci prennent, à partir du XIVe siècle, le titre de sultan. C’est en cette qualité qu’ils règnent sur l’Empire ottoman, comme le tsar règne sur la Russie ou le roi sur le royaume de France. Lorsqu’ils s’emparent de l’Egypte au début du XVIe siècle, les Ottomans s’empressent de récupérer, en outre, à leur avantage le titre de protecteur des sanctuaires de Médine et de La Mecque, puis, plus tard, la dignité de calife.

Les sultans peuvent d’autant mieux tenir ce rôle de chef des croyants qu’ils ont poussé leur avance jusqu’à la péninsule Arabique et contrôlent, depuis la chute des Mamelouks (1517), les deux lieux saints de l’islam. Deux cent cinquante ans plus tard, le traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774), qui mettra fin à la guerre russo-turque, tout en marquant le début de leur recul, leur reconnaîtra la qualité de chef spirituel des musulmans. Au XIXe siècle, le sultan Abdülhamid II remettra en avant son titre de calife pour justifier sa politique panislamiste, qui prétendra déborder les limites de l’Empire ottoman pour s’adresser à l’ensemble des musulmans. Il est cependant trop tard pour que cette politique porte des fruits.

Sanction de cette décadence, Mehmed VI est dépossédé de son titre de sultan en novembre 1922. Moins de deux ans plus tard, le 3 mars 1924, le califat est aboli par le pouvoir kémaliste. Il avait d’autant moins de sens que les possessions arabes avaient toutes été perdues. Le temps est venu pour une nouvelle Turquie de naître sur ces décombres.

Comment s’organisent l’Etat et l’administration ?

Le système politique s’organise autour de la personne du sultan, monarque universel, élu de Dieu. Comme le droit turc ne connaît pas de primogéniture, la succession est longtemps réglée de manière sanglante. Le fratricide est institutionnalisé par Mehmed II, le vainqueur de Byzance.

Après l’installation de la capitale à Constantinople en 1457-1458, Mehmed II promulgue le premier droit turc et jette les bases de l’organisation de l’empire. Le gouvernement est dirigé par le grand vizir, nommé par le sultan et souvent choisi parmi les janissaires, lequel est assisté par quatre vizirs dont le reis effendi (ministre des Affaires étrangères). Le Conseil impérial, ou divan, comprend également les gouverneurs de Roumélie (partie de la péninsule des Balkans sous domination ottomane) et d’Anatolie, le grand amiral de la flotte impériale, et l’agha, le chef des janissaires. Y siègent encore le kadi asker, qui fait office de ministre de la Justice, et le defterdar, en charge de l’administration des finances. Le kadi asker est représenté dans tout l’empire par des kadi. Le même système régit l’administration des finances.

L’Etat est divisé en provinces (sandjak, puis vilayet au XIXe siècle). Chacune est confiée à un gouverneur (sandjak bey) nommé par le sultan et relevant de son autorité. Chef militaire de la province, le sandjak bey est également chargé de contrôler l’activité économique et l’administration. Sur le modèle de Constantinople, il est assisté d’un divan.

Ce système très centralisé finit par atteindre ses limites. Il se montre peu adapté à la croissance territoriale de l’empire aux XVIe et XVIIe siècles. Selon un phénomène classique, plus elles sont éloignées du centre, plus les provinces tendent à réclamer une large autonomie. La Porte s’en accommode aussi longtemps qu’elles lui versent le tribut, signe de la reconnaissance de sa suzeraineté. Malgré ses insuffisances, voire ses ratés, cette machine administrative fonctionne cependant globalement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Au fil du temps, ce système ne suffit pourtant plus. Il se dégrade tout au long du XIXe siècle, comme le montre l’accession à l’indépendance de l’Egypte de Méhémet Ali. L’empire doit faire face, à la même époque, à la révolte des populations chrétiennes des Balkans. Le sultan conserve d’abord une souveraineté nominale sur ces territoires (Serbie, Roumanie, Bulgarie), avant de leur accorder la souveraineté complète. L’action des puissances européennes s’inscrit également dans ce processus de détricotage. C’est le cas de la France qui établit, en 1830, sa souveraineté sur l’Algérie, puis impose, en 1881, un régime de protectorat à la Tunisie.

Quel rôle jouent les janissaires ?

La création des janissaires (« nouvelle troupe ») revient à Murad Ier (v. 1362-1389). L’origine en est le droit du prince au cinquième des prisonniers faits au cours de la guerre sainte. C’est probablement lorsque Murad se retrouve maître de la Thrace que l’idée lui vient de se constituer une armée à partir du matériel humain procuré par les razzias.

Le système est perfectionné sous Bayezid Ier (1389-1402) à l’origine d’une réforme décisive. Il instaure en effet le système du devchirme, le « ramassage » régulier de jeunes chrétiens entre 10 et 15 ans qui, islamisés, turquisés, élevés et éduqués dans des familles anatoliennes selon une organisation stricte, sont appelés ensuite à former une armée directement attachée au sultan ou à devenir les cadres de l’Etat ottoman.

Ils ont officiellement le statut d’« esclaves de la Porte », mais celui-ci n’a rien d’infamant, puisqu’ils forment une élite respectée et redoutée. Corps d’infanterie, ils ne tardent pas à s’imposer comme l’épine dorsale de l’armée ottomane. Ils font la démonstration de leur valeur militaire en 1389 à la bataille de Kosovo Polje contre les Serbes, puis en 1396 à la bataille de Nicopolis contre les Hongrois. Certains accèdent aux plus hautes charges de l’Administration impériale. Plusieurs grands vizirs seront issus de leurs rangs.

Au nombre de 140 000 à leur apogée, ils sont stationnés à Istanbul, la résidence impériale depuis la chute de Byzance, et dans les autres grandes villes de l’empire. Leur proximité avec le sultan fait aussi que, selon un processus classique, ils deviennent peu à peu une garde prétorienne. Les sultans s’appliquent à s’assurer de leur fidélité en leur versant un don de joyeux avènement. Cette précaution ne suffit pas toujours. Les révoltes des janissaires rythment l’histoire de l’empire. Ils contribuent même au départ de plusieurs sultans. C’est notamment le cas de Bayezid II, en 1512.

Les janissaires connaissent une fin tragique. S’opposant à toute réforme de leur corps, ils finissent par devenir un obstacle à la modernisation de l’empire, dont l’amorce du déclin a démontré la nécessité. Le 15 juin 1826, le sultan Mahmud II profite d’une énième révolte pour se débarrasser d’eux. Il donne le signal en déployant l’étendard du Prophète. La masse populaire, chauffée par les oulémas, se précipite en renfort de l’armée. Les janissaires sont massacrés à coups de boulets, brûlés dans leurs casernes, égorgés dans les rues. L’entreprise de liquidation est achevée par des commissions militaires à Istanbul et dans les provinces. Au total, sur un effectif de 140 000 hommes, 120 000 sont ainsi massacrés ou exécutés.

Comment définir la politique religieuse de l’empire ?

La politique religieuse de l’empire s’organise autour du système des millet. Celui-ci répond à la volonté du pouvoir ottoman de contrôler les populations divisées, non selon leurs ethnies, mais selon leurs religions, dont ils nomment les dignitaires. Cette politique va de la plus grande tolérance aux plus terribles massacres, les plus connus étant naturellement ceux des Arméniens.

En dehors des enfants enrôlés dans le corps des janissaires, les conversions forcées de chrétiens sont rares. La très grande majorité des conversions s’est faite chez des chrétiens pauvres pour échapper à l’impôt prélevé sur les non-musulmans.

Longtemps, les non-musulmans ont été partagés entre trois millet, les chrétiens orthodoxes, les Arméniens et les juifs. En ce qui concerne l’Eglise orthodoxe, ses fidèles forment le millet des rum (anciens sujets de l’Empire romain d’Orient), qu’ils relèvent de l’autorité du patriarcat de Constantinople, du patriarcat serbe de Pec ou des métropoles roumaines de Valachie et de Moldavie. Ce système a eu pour conséquence que les populations orthodoxes des Balkans ont eu pendant des siècles leur Eglise comme principale référence identitaire, la langue n’en étant qu’une référence secondaire. Celle-ci n’est devenue fondatrice de leur nation qu’au XIXe siècle. Le millet arménien est reconnu après la chute de Trébizonde, en 1461, avec juridiction sur tous les chrétiens d’Orient (assyriens, coptes, syriaques). Le millet juif est constitué dès la fin du XVe siècle, même si sa charte officielle ne date que de 1839.

Les millet sont dotés d’un dirigeant qui est l’interlocuteur unique des autorités ottomanes. Ils possèdent en outre des tribunaux séparés en matière de statut personnel. Les minorités religieuses disposent ainsi d’une certaine autonomie.

Au cours du XIXe siècle, le nombre des millet augmente. On en compte une quinzaine en 1914. Lors de la mise en place de la Constitution de 1876, puis de sa remise en vigueur en 1908, une grande partie des élites défend encore l’idée d’une identité ottomane dépassant les clivages religieux. Cette conviction ne résiste pas aux ingérences des puissances étrangères, qui utilisent le système du millet pour s’ériger en protectrices de minorités religieuses, les Russes pour les orthodoxes, les Français pour les catholiques, les Anglais pour les juifs. Elle cède aussi devant la montée des nationalismes, tant parmi les musulmans que parmi les non-musulmans. Les nationalistes turcs inscrivent dès lors dans leur programme l’abolition des millet, dénoncés comme des Etats dans l’Etat et des têtes de pont des puissances européennes dans l’empire.

Quelle influence les Grecs ont-ils exercée dans l’empire ?

De nombreuses populations grecques sont déjà passées sous la souveraineté ottomane avant la chute de Byzance en 1453. C’est le cas de la plus grande partie de la Grèce actuelle et des villes grecques d’Asie Mineure. Après la prise de Byzance, il ne reste plus que quelques poches comme le Péloponnèse, déjà soumis à un tribut, et la Crète, qui tomberont l’une après l’autre. Ces conquêtes achèvent de faire de l’Empire ottoman un ensemble multireligieux et multiethnique, une dimension encore accentuée lorsque les sultans étendent leur souveraineté sur la plus grande partie du monde arabe, d’Alger au Caire et de Damas aux lieux saints de l’islam.

Cette dimension est prise en compte par les sultans, notamment à l’égard des Grecs, contre lesquels il n’est à aucun moment question de lancer une politique de persécution. Pourtant, le refus du nouveau pouvoir et la crainte de représailles ont poussé de nombreux Grecs à partir pour l’Occident – c’est le cas d’intellectuels – ou à se réfugier dans les montagnes. Un signal fort est cependant rapidement donné par Mehmed II, en accordant à l’Eglise grecque un statut et une organisation durables. A son initiative, Georges Scholarios Gennadios est nommé patriarche. La « nation » grecque sera gérée et représentée par le patriarcat. Les différends entre Grecs seront résolus par des tribunaux orthodoxes. Enfin, le libre exercice du culte est accordé. Ce système avantageux ne les dispense pas du paiement de la capitation, l’impôt exigé des non-musulmans.

Malgré cette contrainte, les Grecs occupent des positions solides dans le commerce, qu’ils contrôlent aux côtés des Arméniens. Ce constat vaut particulièrement pour Constantinople. On les trouve encore jusque dans les hautes sphères de l’administration. Ils occupent ainsi régulièrement le poste de drogman qui, en sa qualité d’interprète officiel, sert d’intermédiaire entre le gouvernement et les puissances occidentales, une position qui lui permet d’exercer une réelle influence sur le cours de la diplomatie ottomane.

Dans ce tableau, une place à part est occupée par l’aristocratie phanariote, du nom du quartier du Phanar, à Constantinople, où beaucoup de Grecs ont trouvé refuge après la prise de la ville. Ce groupe d’une soixantaine de familles, parmi lesquelles les Ghica, les Cantacuzène, les Callimachi, les Mavrocordato, accède à de hautes responsabilités. C’est généralement en leur sein que les drogmans sont recrutés. A partir du début du XVIIIe siècle, les sultans leur confient également la tâche de gouverner en leur nom, sous le titre de hospodar, les principautés danubiennes de Moldavie et de la Valachie, noyau de l’actuelle Roumanie.

Le tournant intervient en 1821, date du début de l’insurrection grecque. Les sultans retirent leur faveur aux familles phanariotes, dont la plupart vont choisir l’exil en Grèce, en Roumanie, en Russie ou en France. Avec l’accès de la Grèce à l’indépendance, le poids des Grecs dans l’empire diminue fortement. Le mouvement se poursuit avec la perte de Chypre en 1878, de Salonique en 1912, de la Crète en 1913. Il ne reste plus dans l’empire que les populations grecques de Constantinople, de la Thrace restée ottomane et d’Asie Mineure. Elles y conservent certes leur influence. Pourtant, la Grande Guerre leur porte un coup fatal. Dans le sillage de la défaite et de la révolution kémaliste, des échanges de population mettront fin à des siècles, voire à des millénaires d’histoire.

Comment s’explique l’alliance entre la France et l’Empire ottoman ?

Reposant sur une hostilité commune aux Habsbourg, l’alliance scellée en 1536 entre François Ier et Soliman le Magnifique inaugure une tradition de la diplomatie française qui sera longtemps fondée, non sur des critères religieux ou idéologiques, mais sur l’intérêt national. Il s’agit ici de l’alliance entre le roi très chrétien et le souverain de la première puissance musulmane. Elle s’inscrit dans le cadre des « Capitulations » passées à cette date entre les deux Etats, puis renouvelées en 1569. Celles-ci jettent les bases de la présence française dans l’empire. Les sujets du roi acquitteront « les taxes ordinaires selon les coutumes ordinaires », soit des droits de douane limités à 5 %, et seront placés sous la protection de leur ambassadeur et de leurs consuls établis à Constantinople, Alexandrie, Tripoli de Syrie et Alger. L’ambassadeur de France sera longtemps le seul représentant diplomatique accrédité auprès de la Sublime Porte.

L’alliance franco-ottomane dure jusqu’à l’expédition d’Egypte de 1798. Sur cette période de plus de deux siècles et demi, elle connaît un certain nombre de temps forts. Aussi bien sous François Ier que sous Henri II, des opérations militaires communes sont organisées, notamment sur mer. Durant l’hiver de 1543-1544, la flotte de Barberousse, le grand amiral de Soliman, mouille plusieurs mois à Toulon. Dans la logique de cette alliance, la France est absente de la coalition catholique, réunie à l’initiative de Pie V, qui défait, en 1571, la flotte turque à Lépante. Ce choix préfigure celui de Louis XIV, qui refuse, en 1683, de s’associer à la Sainte Ligue constituée pour venir au secours de Vienne assiégé par les Turcs. Il ne participe pas davantage à la contre-offensive au terme de laquelle la Hongrie est reconquise par les Habsbourg. Signe fort de cette alliance, c’est auprès de la cour de Versailles que la Sublime Porte nomme son premier ambassadeur résident. En 1739, le soutien de la diplomatie française aide les Ottomans à conclure le traité de Belgrade, par lequel ils recouvrent Belgrade et la Valachie. Par ailleurs, des spécialistes français collaborent ensuite à la modernisation de l’armée ottomane. C’est notamment le cas de Claude Alexandre de Bonneval et de François de Tott.

Au XIXe siècle, l’alliance ne renaît pas de ses cendres. Avec l’Angleterre et la Russie, la France participe même à la coalition qui intervient au secours de l’insurrection grecque. Sa flotte contribue à la victoire navale remportée en octobre 1827, à Navarin, sur la flotte turco-égyptienne. Elle se retrouve cependant aux côtés de son ancien allié lors de la guerre de Crimée (1853-1856). Mais il est d’autres canaux par lesquels l’influence française s’exerce. Les idées françaises inspirent le mouvement des réformes. Les élites ottomanes parlent d’ailleurs fréquemment le français. La meilleure illustration en est l’ouverture, en 1868, du lycée de Galatasaray, fondé avec l’appui du gouvernement français. Presque entièrement importé de France, l’enseignement y est donné en français. Une autre forme de la présence française est la prépondérance acquise par les capitaux français dans les investissements étrangers dans l’Empire ottoman. A la veille de la Grande Guerre, elle dépasse la barre des 50 %. Créée en 1856, la Banque impériale ottomane, dans laquelle les intérêts français sont représentés par la Banque de Paris et des Pays-Bas, est un vecteur majeur de cette présence. Cette place est encore confirmée par l’accord économique passé entre les deux Etats en avril 1914.

En quoi consistent les tanzimat, le mouvement de réformes lancé en 1839 ?

Ce mouvement répond à la volonté d’arrêter le lent déclin de l’Empire ottoman, alors sous le coup de la perte de la Grèce. Mais celle-ci s’inscrit dans un mouvement plus vaste, amorcé au siècle précédent. Le sultan Mahmud II avait préfiguré ces réformes, en déclarant, dès 1830 : « Je fais la distinction entre mes sujets, les musulmans à la mosquée, les chrétiens à l’église et les juifs à la synagogue, mais il n’y a pas de différence entre eux dans quelque autre mesure. Mon affection et mon sens de la justice pour tous sont forts, et ils sont en vérité tous mes enfants. »

Les tanzimat sont inaugurés en novembre 1839 avec la promulgation du hatt-i sharif de Gülhane par le sultan Abdülmecid Ier. Cette charte impériale proclame l’égalité de tous les sujets de l’empire, quelles que soient leur religion et leur nationalité, le droit à la justice pour tous, une répartition équitable de l’impôt, l’institution du service militaire. D’autres réformes suivent : sécularisation du droit criminel et d’une partie du droit civil (1847), premier Code du commerce (1850), Code pénal (1858), création de plusieurs niveaux d’enseignement (école primaire avec des instituteurs appointés par l’Etat, écoles primaires supérieures, université d’Istanbul, autorisation faite aux étrangers d’acquérir des biens En quoi consistent les tanzimat, le mouvement de réformes lancé en 1839 ? immobiliers en pleine propriété). Le gouvernement central est réorganisé sur le modèle européen avec des ministères, un Conseil d’Etat et une Cour suprême de justice.

Le point culminant des réformes est atteint en 1876 par la promulgation d’une Constitution suivie de l’élection d’un Parlement. Mais les défaites face à la Russie (1877) et l’humiliant traité de San Stefano (mars 1878) cassent la dynamique des réformes. Il est facile de les rendre responsables de ce nouvel échec. C’est en tout cas, le point de vue du sultan Abdülhamid II qui décide, en 1878, d’abolir la Constitution et de suspendre le Parlement sine die.

Pourquoi l’empire devient-il «l’homme malade de l’Europe»?

La paternité de la formule revient au tsar Nicolas Ier. Elle enregistre le phénomène du déclin de l’Empire ottoman. De quand le dater ? De l’échec du second siège de Vienne en 1683, aussitôt suivi de la reconquête de la Hongrie par les Habsbourg ? Mais en 1739, les Ottomans réussissent à les mettre en échec et à reprendre Belgrade et la Valachie. Dès lors, il est sans doute plus juste de partir du traité de Kutchuk-Kaïnardji de 1774 qui, conclu au terme d’une guerre de six ans avec l’Empire russe, voit un recul des Ottomans en mer Noire (perte de la Crimée). A compter de cette date, le processus est ininterrompu et paraît irréversible. De crise en crise, l’empire recule inexorablement en Europe, en Asie et en Afrique.

Ce recul prend deux formes différentes, mais qui finissent par se rejoindre. Il s’agit d’abord de la sécession complète d’un territoire. C’est le cas de la Grèce, ou du moins d’une partie, qui acquiert son indépendance en 1829. Des annexions ultérieures, sur terre comme sur mer, élargiront ce noyau. D’autres fois, Constantinople accorde une large autonomie à certaines de ses possessions : Serbie (1829), principautés danubiennes, plus tard Roumanie. Mais pour tous ces territoires, l’aboutissement est le même : l’accession à la pleine souveraineté et donc la rupture de tout lien avec la Porte. Pour la Roumanie et la Serbie, en 1878, au congrès de Berlin, pour la Bulgarie, en 1908. Pour porter le coup de grâce à l’ennemi héréditaire, ces Etats se coalisent en 1912 et déclenchent les hostilités. Au terme de deux guerres, il ne reste plus à l’Empire ottoman de ses possessions européennes qu’un ultime tronçon autour d’Edirne.

Rien de cela n’aurait cependant été possible sans une forte implication des grandes puissances allant jusqu’à l’ingérence. Les Grecs auraient sans doute échoué à conquérir leur indépendance sans la mobilisation à, leurs côtés, des Russes, des Anglais et des Français. Cette belle unité est pourtant très rare. Depuis Catherine II, les tsars rêvent de s’installer à Constantinople et de contrôler les détroits. Pour parvenir à leurs fins, ils utilisent l’arme religieuse en se proclamant les protecteurs des orthodoxes de l’Empire ottoman. Pour les Anglais, il n’est pas question de laisser les Russes accéder à la Méditerranée. Les Français, pour leur part, se veulent les protecteurs des catholiques d’Orient : c’est le début d’une longue histoire entre la France et le Liban. Londres et Paris s’allient pour faire barrage aux Russes, dont les ambitions deviennent trop agressives. Cette alliance les conduit à intervenir conjointement en 1854 en Crimée. Cette main protectrice des Anglais empêche longtemps les Russes de progresser vers leur objectif. Il est vrai que le rapprochement entre Londres et Saint-Pétersbourg dans le sillage de l’Entente cordiale de 1904 change la donne. On voit alors l’Allemagne, lancée dans sa Weltpolitik, s’employer avec succès à s’assurer de solides positions à Constantinople. C’est vers elle, notamment, que les Turcs se tournent pour moderniser leur armée. Ce qui va, pourtant, finir par entraîner l’Empire ottoman dans l’engrenage qui conduit à la Première Guerre mondiale.

De quoi l’empire est-il mort ?

Le ver était depuis longtemps dans le fruit. Mais il est évident que la Grande Guerre a porté le coup de grâce à l’Empire ottoman. Comme à l’Autriche-Hongrie, la durée du conflit lui a été fatale. Dans l’hypothèse d’une guerre courte, à laquelle tous croyaient, l’histoire aurait pu prendre un autre cours. Mais au fil des années, la guerre a joué sur les lignes de faiblesse préexistantes et les a amplifiées.

L’Empire ottoman a opté pour le mauvais camp. Mais pouvait-il faire autrement ? Après le dénouement des guerres balkaniques, il était dans la nature des choses que, comme la Bulgarie, l’autre grand vaincu, il ralliât les puissances centrales. L’armée turque a certes fait la démonstration de sa valeur militaire, comme la bataille des Dardanelles le démontre clairement. Mais, malgré le renfort de troupes allemandes et austro-hongroises, la partie devient inégale quand les Britanniques font alliance avec le nationalisme arabe. Les Ottomans perdent, l’une après l’autre, leurs positions dans le monde arabe, de Bagdad à Damas, du Hedjaz à Jérusalem. C’est pourtant avec le sultan que les Alliés négocient l’humiliant traité de Sèvres du 10 août 1920, même si son pouvoir n’est plus qu’une fiction, ou peut-être précisément pour cette raison. Le traité et la soumission à l’étranger sont des pièces supplémentaires inscrites.

Assiste-t-on à sa renaissance ?

Depuis l’accession au pouvoir de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, en 2002, un fort courant néo-ottoman s’est développé au sein du paysage politique turc. L’architecte de cette idéologie est Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires au procès du régime par les kémalistes. La Grande Assemblée nationale siégeant à Ankara vote son abolition en novembre 1922 et met fin du même coup à l’histoire de l’Empire ottoman. Sic transit gloria mundi ! étrangères entre 2009 et 2014, puis Premier ministre d’août 2014 à mai 2016. Selon lui, le kémalisme a fait perdre son identité profonde à la Turquie. Repliée sur l’Anatolie, celle-ci se serait coupée de son environnement culturel et historique.

La Turquie appartiendrait à trois espaces distincts : le monde arabo-musulman, au sud, l’Eurasie, à l’est, avec ses peuples turcophones (Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Turkménistan), et l’Occident, à l’ouest. L’idéologie néo-ottomane ne rejette pas l’orientation vers l’Occident, mais les autres options ne doivent pas lui être sacrifiées. De Sarajevo à Bagdad, d’Istanbul au Caucase, une même communauté d’âme existe autour de l’islam et de l’héritage ottoman.

Au nom de cette idéologie, la Turquie de Recep Tayyip Erdogans’emploie à mettre en oeuvre une politique de présence dans cet espace ottoman. En témoigne cette déclaration d’Ahmet Davutoglu, à Sarajevo, en août 2011 : « Nous avons été ici, nous sommes ici et nous serons toujours ici. » En 2011, le « Printemps arabe » a paru ouvrir un vaste champ à l’influence turque dans des terres qui avaient appartenu autrefois à l’Empire ottoman. Ankara offrait à ses voisins un modèle qui associait l’islam à la démocratie.Les dérapages successifs du «Printemps arabe» ont eu pour effet de bloquer cette voie. Dans le même temps, la Turquie d’Erdogan s’est enfoncée de plus en plus dans un régime autoritaire, au point qu’elle en vient à ressembler à l’empire autoritaire entre 1878 et 1908. Comme si Recep Tayyip Erdogan tendait à prendre les traits d’un nouvel Abdülhamid II.

Par Jean-Paul Bled dans "Le Figaro Histoire", décembre 2016/janvier 2017, n.39, France, pp.53-61.  Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.


(Professeur émérite de l’université Paris-IV-Sorbonne, Jean-Paul Bled est spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe centrale. Il est membre du conseil scientifique du Figaro Histoire.)

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